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Les paradis artificiels - Opium et haschisch’’ (1860) Essai ‘’Le poème du haschisch’’ Dans un court préambule intitulé ‘’Le goût de l’infini’’, Baudelaire indique : «Hélas, les vices de I'homme, si pleins d’horreur qu'on les suppose, contiennent la preuve (quand ce ne serait que leur infinie expansion !) de son goût de I'infini ; seulement, c'est un goût qui se trompe souvent de route.» En effet, l'être humain, «oublie, dans son infatuation, qu'il se joue à un plus fin et plus fort que lui, et que I'Esprit du Mal, même quand on ne lui livre qu'un cheveu, ne tarde pas à emporter la tête. [...] C'est dans cette dépravation du sens de I'infini que gît, selon moi, la raison de tous les excès coupables, depuis l’ivresse solitaire et concentrée du littérateur, qui, obligé de chercher dans l’opium un soulagement à une douleur physique, et ayant ainsi découvert une source de jouissances morbides, en a fait peu à peu son unique hygiène et comme le soleil de sa vie spirituelle, jusqu’à l’ivrognerie la plus répugnante des faubourgs, qui, le cerveau plein de flamme et de gloire, se roule ridiculement dans les ordures de la route.». Ainsi, l’être humain recherche dans le haschisch ou I'opium une sorte de «paradis artificiel», un «état exceptionnel de l’esprit et des sens», «une condition anormale de l’esprit qui est une véritable grâce, comme un miroir magique où l’homme est invité à se voir en beau, c’est-à-dire tel qu’il devrait et pourrait être ; une espèce d’excitation angélique». «L’homme gratifié de cette béatitude, malheureusement rare et passagère, se sent parfois plus artiste et plus juste, plus noble pour tout dire en un mot.» Or, pour connaître cet état non plus fugacement et par l’effet du hasard, l’être humain, «ne considérant que la volupté immédiate, a, sans s’inquiéter de violer les lois de sa constitution, cherché dans la science physique, dans la pharmaceutique, dans les plus grossières liqueurs, dans les parfums les plus subtils, sous tous les climats et dans tous les temps, les moyens de fuir, ne fût-ce que pour quelques heures, son habitacle de fange et comme dit l’auteur de ‘’Lazare’’ : d’emporter le Paradis d’un seul coup.» Puis, dans trois parties intitulées ‘’Qu’est-ce que le haschisch?’’, ‘’Le théâtre de Séraphin’’ et ‘’L’homme-Dieu’’, Baudelaire entreprend de faire une «monographie de I'ivresse», se lance dans un traité mi-philosophique, mi-scientifique où il décrit la confiture de dawamesk («un mélange d'extrait gras [beurre + haschish, en gros du beurre de marakesh], de sucre et de divers aromates tels que vanille, cannelle, pistache, amande, musc»), étudie la nature, I'usage, «les effets mystérieux et les jouissances morbides que peuvent engendrer les drogues, les châtiments inévitables qui résultent de leur usage prolongé.» De ces effets, il dresse un inventaire minutieux. Le rêveur, sous I'effet de la drogue, s'exalte, se croit le centre de I'univers ; il s'écrie : «Ces villes magnifiques […] ces beaux navires balancés par les eaux de la rade dans un désoeuvrement nostalgique [...], toutes ces choses ont été créées pour moi, pour moi, pour moi ! Pour moi, l’humanité a travaillé, a été martyrisée, immolée, - pour servir de pâture, de pabulum, à mon implacable appétit d'émotion, de connaissance et de beauté.» Dans ‘’Le théâtre de Séraphin’’, il rapporte Ie récit d'un écrivain qui, ayant pris du haschisch, se trouva au spectacle avec un ami ; au milieu de gens souffrant de la chaleur, il éprouva, sous I'effet de la drogue, une sensation de froid intense ; il se sentit comme un bloc de glace : «Cette folle hallucination me causait une fierté, excitait en moi un bien-être moral que je ne saurais définir. Ce qui ajoutait à mon abominable jouissance était Ia certitude que tous les assistants ignoraient ma nature et quelle supériorité j'avais sur eux ; et puis le bonheur de penser que mon camarade ne s'était pas douté un seul instant de quelles bizarres sensations j'étais possédé ! Je tenais Ia récompense de ma dissimulation et ma volupté exceptionnelle était un vrai secret.» Cette exaltante ivresse voisine avec des états de béatitude : «Votre amour inné de la forme et de la couleur trouvera tout d’abord une pâture immense dans les premiers développements de votre ivresse. Les couleurs prendront une énergie inaccoutumée.» - Les sons se revêtent de couleurs, et les couleurs contiennent une musique. - «Il [l’homme] est subjugué», bien qu’il ne trouve dans le haschisch «rien de miraculeux, absolument rien que le naturel excessif» - «Le cerveau et l’organisme sur lesquels opère le haschisch ne donneront que leurs phénomènes ordinaires, individuels, augmentés, il est vrai, quant au nombre et à l'énergie, mais toujours fidèles à leur origine. L'homme n'échappera pas à la fatalité de son tempérament physique et moral : le haschisch sera, pour les impressions et les pensées familières de l'homme, un miroir grossissant, mais un pur miroir.» Puis «se développe cet état mystérieux et temporaire de l’esprit, où la profondeur de la vie, hérissée de ses problèmes multiples, se révèle tout entière dans le spectacle si naturel et si trivial qu’il soit, qu’on a sous les yeux, - où le premier objet venu devient symbole parlant.», où le monde se remplit d'«analogies» et de «correspondances», I'esprit se mouvant naturellement dans I'allégorie, «I'une des formes primitives et les plus naturelles de la poésie» : «l'universalité des êtres se dresse devant vous avec une gloire nouvelle non soupçonnée jusqu'alors. La grammaire, l'aride grammaire elle-même, devient quelque chose cornme une sorcellerie évocatoire ; les mots ressuscitent revêtus de chair et d'os, le substantif, dans sa majesté substantielle, l'adjectif, vêtement transparent qui I'habille et le colore comme un glacis, et le verbe, ange du mouvement qui donne le branle à la phrase […] La musique [...] vous parle de vous-même et vous raconte le poème de votre vie.» Cependant, à une certaine phase de I'ivresse, la personnalité peut disparaître : «La contemplation des objets extérieurs vous fait oublier votre propre existence et [...] vous vous confondez bientôt avec eux» ; s'agit-il, par exemple, de contempler un arbre battu des vents : «Ce qui ne serait dans le cerveau d'un poète qu'une comparaison fort naturelle deviendra dans le vôtre une réalité. Vous prêtez d'abord à l'arbre vos passions, votre désir ou votre mélancolie ; ses gémissements et ses oscillations deviennent les vôtres, et bientôt vous êtes I'arbre.» Disparaît également la notion du temps : «On dirait qu'on vit plusieurs vies d'homme en l'espace d'une heure». Puis viennent les hallucinations, sortes de rêves artificiels, semblables à ceux que procure le sommeil qui trouvent leur aliment dans l'ambiance même, qui n'ont rien de surnaturel ; celui qui s'y manifeste n'est que lui-même, augmenté, «le même nombre élevé à une très haute puissance». Il faut donc consommer le haschisch dans les meilleures conditions, hors de tout souci ou inquiétude, qu'il ne ferait qu'augmenter. Surgissent des «visions splendides doucement terrifiantes et en même temps pleines de consolations. Cet état nouveau est ce que les Orientaux appellent le ‘’Kief’’. Ce n'est plus quelque chose de tourbillonnant et de tumultueux ; c'est une béatitude calme et immobile, une résignation glorieuse.» Est-il forme d'évasion plus exaltante et plus efficace que cette mutation de la conscience? Le consommateur de haschisch en arrive à «s'admirer lui-même. Toute contradiction s'efface, tous les problèmes philosophiques deviennent limpides, ou du moins paraissent tels. Tout est matière à jouissance. La plénitude de sa vie actuelle lui inspire un orgueil démesuré». Il se considère «comme supérieur à tous les hommes». Il rapporte tout à lui, et «se fait bientôt centre de l'univers», se sent «doué d'une merveilleuse aptitude pour comprendre le rythme immortel et universel». «Personne ne s'étonnera qu'une pensée finale, suprême, jaillisse du cerveau du rêveur : ‘’Je suis devenu Dieu’’.» Mais, au moment même, il tombe, «en vertu d'une loi morale incontrôlable», plus bas que sa nature réelle. Alors qu’il croit se découvrir une âme nouvelle, le toxicomane éprouve bientôt une angoisse mal définie, comme si son corps, habitacle désormais inutile de son âme, ne pouvait plus la contenir. À I'avenir prisonnier de la drogue, il n'est plus qu'«une âme qui se vend en détail». À ceux qui pensent que le poète peut tirer de cette ivresse de tels bénéfices spirituels qu'il vaut peut-être la peine de tout sacrifier pour I'atteindre, Baudelaire fait remarquer qu'«il est de la nature du haschisch de diminuer la volonté et qu'ainsi il accorde d'un côté ce qu'il retire de I'autre, c'est-à-dire l’imagination sans la faculté d'en profiter». Après cette peinture sourdement exaltante de I'ivresse procurée par le haschisch, et dont les effets ressemblent à ceux que voudrait obtenir I'ivresse poétique, Baudelaire entreprend, dans la dernière partie, intitulée ‘’Morale’’, de montrer «l’immoralité même impliquée dans la poursuite de ce faux idéal». Il y voit l’œuvre du diable, une «dépravation du sens de l’infini» qui pousse I'être humain à refuser «les conditions de la vie» en se créant un paradis artificiel : «Qu'est-ce qu'un paradis qu'on achète au prix de son salut éternel?» - «Tout homme qui n'accepte pas les conditions de la vie, vend son âme.» Baudelaire se révolte contre I'accession à la divinité par des moyens sacrilèges et aussi faciles. Il leur oppose le travail patient du poète, qui parvient aux mêmes résultats «par le pur et libre exercice de la volonté», par le sens de la liberté et de la douleur, par la vraie spiritualité qui ne saurait se confondre avec «I'existence surnaturelle» gagnée d'un coup. Évoquant l'exemple de Melmoth, le héros du célèbre roman gothique du révérend Charles Robert Maturin, il n'hésite pas à déclarer que «tout homme qui n'accepte pas les conditions de la vie, vend son âme». ‘’Un mangeur d’opium’’ Sont rassemblés une série d'extraits, admirablement traduits et commentés par Baudelaire, de l'œuvre de Thomas de Quincey : ‘'Les confessions d'un opiomane anglais’’ (1821) complétés par les ‘’Suspiria de profundis’’ (1835), le texte étant organisé en neuf parties : ‘’1. Précautions oratoires’’ - ‘’2. Confessions préliminaires’’ - ‘’3. Voluptés de l’opium’’ - ‘’4. Tortures de l’opium’’ - ‘’5. Un faux dénouement’’ - ‘’6. Le génie enfant’’ - ‘’7. Chagrins d’enfance’’ - ‘’8. Chagrins d’Oxford’’ (où l’on trouve la comparaison de l’esprit humain avec un palimpseste) - ‘’9. Conclusion’’. Baudelaire se penche sur l’enfance de De Quincey : «C'est dans les notes relatives à l'enfance que nous trouverons le germe des étranges rêveries de l'homme adulte, et, disons mieux, de son génie. [...] Tel petit chagrin, telle petite jouissance de l'enfant, démesurément grossis par une exquise sensibilité deviennent plus tard, même à son insu, le principe d'une oeuvre d'art. [...] Nous allons donc analyser rapidement les principales impressions d'enfance du mangeur d'opium, afin de rendre plus intelligibles les rêveries qui, à Oxford, faisaient la pâture ordinaire de son cerveau. […] Le génie n'est que l'enfance nettement formulée.» Or il a connu une enfance malheureuse, une jeunesse errante et soumise à la faim, et Baudelaire commente : «Pour sentir de cette façon-là, il faut avoir souffert beaucoup, il faut être un de ces coeurs que le malheur ouvre et amollit, au contraire de ceux qu’il ferme et durcit. Le Bédouin de la civilisation apprend dans le Sahara des grandes villes bien des motifs d’attendrissement qu’ignore l’homme dont la sensibilité est bornée par le ‘’home’’ et la famille.» Il commença à utiliser I'opium pour calmer ses «tortures d'estomac». De ce fait, Baudelaire lui accorde toutes les excuses, pense que, dans son cas, «il n'y a pas crime, il n'y a que faiblesse, et encore faiblesse si facile à excuser [...] Le bénéfice résultant pour autrui des notes d'une expérience achetée à un prix si lourd peut compenser largement la violence faite à la pudeur morale et créer une exception légitime.» D'ailleurs, De Quincey était «un esprit subtil et lettré» ; il avait «une imagination ardente et cultivée», d'autant plus qu'elle avait été «prématurément labourée par la fertilisante douleur» ; surtout, son «cerveau» a été «marqué par la rêverie fatale». Baudelaire compare «sa pensée à un thyrse, simple bâton qui tire toute sa physionomie et tout son charme du feuillage compliqué qui l’enveloppe.» Il entreprend de lever le rideau «sur la plus étonnante, la plus compliquée et la plus splendide vision qu'ait jamais allumée sur la neige du papier le fragile outil du littérateur», proclamant qu’elle fut le fruit de l’opium. C'est dans I'ivresse procurée par Iui que De Quincey revécut tout son passé, et se laissa envahir par «une grande allégorie naturelle». Il y puisa «agilité spirituelle» et «bonheur». Il connut la béatitude. Il accéda à la divinité. Mais Baudelaire signale qu’il existe un revers à cette médaille : les effets que la drogue ne manque pas d'avoir sur la santé, le comportement, la production intellectuelle ; les «tortures» qu'engendre I'utilisation de celle qui peu à peu devient une maîtresse exigeante. De Quincey interrompit ses études, négligea sa vocation de philosophe, abandonna les mathématiques où il aurait pu devenir un maître, laissa inachevé un ouvrage ambitieux qui devait mener son nom à la postérité. Sa volonté, cette faculté que prisait si fort Baudelaire, se trouva attaquée. Cependant, ce qu'il connut par la drogue n'est-ce pas ce que le poète cherche par le travail et I'exercice normal de ses facultés? Il a réussi son évasion au point qu'il confondit rêve et réalité. «L'espace s'enfla à I'infini. L'expansion du temps devint une angoisse encore plus vive.» Revinrent à son esprit «Ies plus vulgaires événements de I'enfance», des «scènes depuis longtemps oubliées», des souvenirs de lectures, la figure de la petite Ann, la prostituée rencontrée autrefois dans les rues de Londres et à jamais perdue. Mais il n'eut plus la force de congédier les images extraordinaires ou monstrueuses qui s'imposaient à lui. Il tomba dans la morbidité, et refusa jusqu'au sommeil. Baudelaire le plaint et I'admire. Cette admiration, fondée sur une fraternité d'âme et d'habitudes, fut renforcée par la lecture de l'ouvrage qui fit suite aux ‘’Confessions’’, et les compléta : ‘’Suspiria de profundis’’. Alors que les ‘’Confessions’’, déclarait le commentateur, avaient été écrites dans le but «de montrer quelle puissance a l'opium pour augmenter la faculté naturelle de rêverie», «faculté divine et mystérieuse», les ‘’Suspiria’’ sont le récit d'impressions d'enfance. Or Baudelaire était également attaché aux siennes, et s'enthousiasma de cette rencontre. Il se livra, avant la lettre, à une psychanalyse de De Quincey, dans laquelle, il mit beaucoup de lui-même et de ses propres souvenirs. L'opium, ses «vertus» et ses «tortures» furent bientôt oubliés au profit de la découverte d'une âme et d'un talent qu’il égalait aux plus grands. Il s'attacha à montrer «le caractère moral de notre auteur», si proche, en bien des points, du sien. Il vit notamment dans les dernières pages des ‘’Suspiria’’ «quelque chose de funèbre, de corrodé et d’aspirant ailleurs qu'aux choses de la terre». Il communia avec De Quincey dans le sentiment de la mort qui «sort brusquement de son embuscade, et balaie d'un coup d’aile nos plans, nos rêves et les architectures idéales où nous abritions en pensée la gloire de nos derniers jours». Il pensa à sa propre mort. On remarque cette annonce du poème "Le voyage’’ : «[…] l’homme revenu des batailles de la vie ; […] c’est le voyageur qui se retourne le soir vers les campagnes franchies le matin, et qui se souvient, avec attendrissement et tristesse, des mille fantaisies dont était possédé son cerveau pendant qu’il traversait ces contrées.» (I, p. 496) Commentaire Selon le témoignage de Théophile Gautier, Baudelaire aurait créé la formule de «paradis artificiels» en l’empruntant à l’enseigne d’un atelier de fleurs artificielles situé sur la route de Neuilly ! Si, en 1851, il écrivit ‘’Du vin et du hachish’’ [sic], le vin n’eut plus ici droit de cité, mais il utilisa cependant quelques passages de l’essai antérieur. Le recueil fut dédié à une femme, J.G.F, non encore identifiée, à laquelle Baudelaire affirma : «La vraie réalité n’est que dans les rêves». Si l’usage extra-médical des excitants avait commencé à se répandre au XVIIe siècle, le haschisch était d’importation récente car c’est peut-être à la campagne de Bonaparte en Égypte qu’on devait son introduction en France. Il avait été étudié plus d'une fois, soit sous forme littéraire, soit dans des études scientifiques, comme celles des docteurs Brierre de Boismont (dans son traité ‘’Des hallucinations’’, il étudiait au passage le rôle du haschisch) et Moreau de Tours (il avait séjourné en Orient et, fort de son expérience, avait publié un traité ‘’Du hachish [sic] et de l’aliénation mentale’’), publiées toutes deux en 1845 et dans lesquelles Baudelaire puisa une bonne partie de sa documentation. Le fait même qu'il ait pu céder à des tentations de ce genre n'infirmerait nullement la sincérité de sa condamnation. Il répondit d'avance aux ricaneurs par la note qui précédait ‘’Révolte’’ dans l'édition originale des ‘’Fleurs du mal’’ : «Plus d'un adressera sans doute au ciel les actions de grâces habituelles du Pharisien : ‘’Merci, mon Dieu, qui n'avez pas permis que je fusse semblable à ce poète infâme’’.» Mais l’artiste (de la même façon qu'André Breton, Antonin Artaud, Henri Michaux ou William Bourroughs au XXe siècle) fut fasciné par les effets de I'ivresse, quelle que soit sa source, sur I'imagination et le fonctionnement de I'esprit : elle donnerait au consommateur la possibilité de se transcender pour rejoindre l'idéal auquel il aspire ; elle le porterait à la «béatitude poétique», qui permet «la multiplication de l’individualité», mais il éprouverait de la terreur devant la connaissance de l’aliénation momentanée qu’elle provoque. Aussi ne se livra-t-il pas à une apologie de la drogue. Il mena l'analyse avec une rigueur et un sens de l'économie admirables, décrivit de façon clinique les effets de la drogue, multiplia les points de vue, examina systématiquement tous les aspects du problème, depuis le côté physiologique et psychique jusqu'au côté moral, car, en moraliste sensible aux prestiges du mal, il démêla, avec lucidité, tout ce qui entre de remords et de joie, de désir et d'abandon, de démence et de pureté, dans cette ivresse qui porte en elle des lendemains pleins d'une amère désillusion. Par rapport à ‘’Du vin et du haschisch’’, il ne s’inquiétait plus seulement de l’affaiblissement de la volonté causé par les excitants, mais, son orientation étant devenue plus grave et même religieuse, il ne perdait jamais de vue I'aspect moral et métaphysique de la question. L’indulgence qu’il avait eue pour le vin n'était plus compatible avec I'idée qu'il se faisait du destin de I'être humain, et les scènes d'ivresse qu'il avait décrites auparavant avec une admiration presque affectueuse étaient désormais flétries. Il est vrai que, avant d'en arriver à cette ‘’Morale’’ (dont le verdict était clairement annoncé dans les premières pages), Baudelaire avait décrit avec beaucoup d'art et de couleur les effets du haschisch. Certains estiment qu'il y a là une complaisance inquiétante, et que, tout en condamnant cette ivresse pour la forme, il chercha à en éveiller le désir. S’il n’avait consommé du haschisch que modérément, l’opium lui était plus familier, et il en ressentit davantage les effets, en en absorbant sous la forme du laudanum, l’accoutumance l’ayant amené à en augmenter progressivement les doses, au point que son système nerveux en souffrit, sans qu’on puisse parler de réelle intoxication à la substance, tandis que, pour Thomas De Quincey, le «mangeur d’opium», la pratique de la drogue, qu’il avait commencée lui aussi par un traitement médical, avait rapidement tourné à une toxicomanie, dont il eut beaucoup de mal à se libérer. Né en 1785, il était décédé I'année qui précéda la publication des ‘’Paradis artificiels’’. Deux traductions de sa ‘’Confession d’un mangeur d'opium’’, un des chefs-d’œuvre de la prose anglaise, avaient déjà paru en France : I'une, en 1821, fort fantaisiste, d'Alfred de Musset, sous les initiales A.D.M. (‘’L’Anglais mangeur d’opium’’), l'autre au début de 1860. Baudelaire, qui eut connaissance de l’ouvrage de Musset dont un ami lui révéla l’auteur, n'y fit pas allusion, et se reporta au texte anglais, lu «il y a de cela bien des années», dont il traduisit à son tour de longs passages ou qu'il résuma et commenta. S’attachant à reprendre fidèlement l’original, il se livra à un travail de compilation, mais aussi d'éclaircissement critique, traduisant les passages principaux en les agrémentant à l’occasion de ses réflexions personnelles (notamment sur «le génie enfant» ou sur «Le goût précoce du monde féminin, mundi muliebris, de tout cet appareil ondoyant, scintillant et parfumé,[qui] fait les génies supérieurs.»), ces pages révélant à I'attention du lecteur toute la finesse de son génie littéraire. Il n'eut plus cette fois envie de faire appel à d'intempestives considérations morales. Par la ‘’Confession’’ et les ‘’Suspiria de profundis’’ qui l’avaient complétée en 1845, il fit la connaissance, après Edgar Poe, d'un second «frère en esprit» en lequel il «s'évada». On lit encore dans ‘’Les paradis artificiels’’ : - «La femme est l’être qui projette la plus grande ombre ou la plus grande lumière dans nos rêves. La femme est fatalement suggestive ; elle vit d’une autre vie que la sienne propre ; elle vit spirituellement dans les imaginations qu’elle hante et qu’elle féconde.» - «La faculté de rêverie est une faculté divine et mystérieuse ; car c'est par le rêve que l'homme communique avec le monde ténébreux dont il est environné.» - «Dieu préserve ceux qu’il chérit des lectures inutiles.» - «Le parfum le plus répugnant deviendrait peut-être un plaisir s’il était réduit à son minimum de quantité et d’expansion», Baudelaire reprenant ici le mot qu’il avait utilisé dans son sonnet ‘’Correspondances’’, mais qu’il trouva aussi chez De Quincey : «L’opium donne de l’expansion au coeur». - l’opposition entre l'«idéal artificiel» et la quête du mal. Si, dans le ‘’Poème du haschisch’’, domina l’aspiration vers Dieu, les pages sur I'opium révélèrent la vigueur de la tentation «satanique». On ne sait ce que, dans cette œuvre, il faut admirer le plus, de la justesse de I'analyse, de la rigueur avec laquelle elle est conduite ou de la limpidité du style, Baudelaire s'étant manifestement donné pour critère de son art la simplicité et le naturel. On y admire aussi la qualité d'une intelligence rare, s'appliquant à interpréter les expériences les plus diverses avec un tact et une mesure qui la rendent exemplaire. Un contemporain estimait qu'on pourrait dire des ‘’Paradis artificiels’’ «qu'ils contiennent la philosophie des ‘’Fleurs du mal’’». Dans l'édition posthume des ‘’Oeuvres complètes’’ de I'auteur (tome IV, 1869), les éditeurs crurent bon de joindre, en appendice, I'essai publié en 1851 sous le titre ‘’Du vin et du haschisch comparés comme moyens de multiplication de I'individualité’’. _________________________________________________________________________________ En 1860, écrasé par les dettes, Baudelaire fut amené à écrire des vers pour un musicien américain nommé Robert Stoepel qui, auteur d'une symphonie sur l'oeuvre de Longfellow, et voulant avoir une traduction en vers du ‘’Song of Hiawatha’’, s’était adressé en vain à Méry, à Émile Deschamps, à Henri Blaze, à Philoxène Boyer, à Banville, pour finir par lui proposer l'entreprise. Le nombre des morceaux à traduire s'élevait à seize ou dix-huit. La comédienne Julie Bernat, dite Mlle Judith, devait les déclamer en manière d'intermèdes explicatifs, au cours de I'exécution de la symphonie au Théâtre Italien. Baudelaire devait toucher quinze cents francs, et cette raison lui parut suffisante pour faire ce travail si parfaitement étranger à son génie. Mais il ne reçut pas la rémunération promise : Stoepel disparut sans laisser de trace, et Baudelaire dut se contenter de placer à ‘’La revue contemporaine’’, au début de 1861, la centaine de vers que comprenait la partie de ce pensum déjà exécutée sans enthousiasme : ‘’Le calumet de la paix’’. En octobre, il fut hanté de désirs de suicide, «l’acte que je considère comme le plus raisonnable de la vie». Le 15 novembre 1860, il reçut du ministre de l'instruction publique, une «indemnité littéraire» de cinq cents francs pour ‘’Les fleurs du mal’’. Vers le 15 décembre, il s’installa à Neuilly dans un appartement loué pour y recueillir, mais comme un «papa et tuteur», Jeanne Duval, qui était devenue infirme, tandis qu’il constatait chez lui de nouveaux symptômes syphilitiques. Le 1er janvier 1861, il écrivit à sa mère, lui déclarant, à propos des ‘’Fleurs du mal’’ : «Il restera, ce livre, comme témoignage de mon dégoût et de ma haine de toute chose.» Le 11 janvier, découragé, il se sépara à nouveau de Jeanne Duval, et revint à Paris, pour occuper une petite chambre au cinquième étage de l'Hôtel de Dieppe, rue d’Amsterdam. Au début de février, il publia une deuxième édition de : _________________________________________________________________________________ ‘’ |
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