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6. L’ATTITUDE OCCIDENTALE La représentation de Dieu le Père sous forme humaine dans les représentations de la Trinité et d’autres images, ainsi que la justification théologique de cet usage, relèvent d’une mentalité étrangère à la conscience iconographique de l’Église orthodoxe. Or, cette aberration iconographique reflète comme beaucoup d’autres l’influence de l’attitude du christianisme occidental à l’égard de l’art religieux. Il existe en effet deux attitudes face à l’art de l’Église, selon que l’on se situe dans la moitié orientale ou occidentale de la chrétienté. Ces attitudes se recoupent, puisqu’elles ont participé d’une conscience commune pendant le premier millénaire de l’histoire chrétienne, mais elles diffèrent en raison de la nouvelle conscience qui a surgi en Occident au deuxième millénaire. La divergence commence à se manifester dès la période iconoclaste, mais c’est à la Renaissance qu’elle apparaît au grand jour. Parlant de l’argumentation byzantine pendant la deuxième période iconoclaste, et notamment de la position de Théodore Stoudite, Henri Leclercq affirme que... ...les images sont un enseignement non seulement quand elles nous font connaître les personnages et les épisodes de l’histoire sacrée, mais encore elles possèdent une valeur miraculeuse ; elles sont le symbole de la victoire des saints sur les démons et la plus efficace de toutes les protections contre les embûches de ces derniers. En elles se trouve quelque chose de la force intime, de l’énergie de leurs prototypes ; par elles s’ouvrent les portes du monde invisible et intelligible ; par l’intermédiaire de ces signes sensibles, nous sommes ravis en esprit jusqu’à leurs causes101. À propos de Théodore Stoudite, Bréhier, cité par Leclercq, poursuit en ces termes : Ainsi s’est précisée, au IXe siècle, la conception théologique qui domine toute l’histoire de l’iconographie byzantine. L’image est un mystère qui possède en lui l’énergie et la grâce divine. Il en résulte que son exécution ne peut dépendre du caprice d’un peintre ou d’un sculpteur. Rien ne peut être indifférent : le type, le costume, l’attitude des personnages, la composition des scènes, tout doit être conforme à la tradition de l’Église. L’artiste n’est pas plus libre en composant un tableau qu’un prédicateur écrivant le texte d’une homélie. Ce sont là pour l’imagination artistique des limites bien étroites102. Cette attitude sacramentelle mystérieuse de l’Église orthodoxe à l’égard de l’art s’oppose à une attitude présente en Occident dès la crise iconoclaste. On ne saurait en effet expliquer entièrement la réaction occidentale à Nicée II et à sa théologie par des facteurs périphériques, tels que des traductions fautives, rivalités politiques ou différences culturelles. Nous sommes plutôt en présence d’une attitude fondamentale, dont témoignent les Livres carolins publiés vers 790 sous l’autorité de Charlemagne, sinon composés par ce dernier. Ces traités critiquent sévèrement la théologie de Nicée II : Si nous résumons les principes énoncés sur les images par les Livres carolins, nous arrivons aux conclusions suivantes : [...] 4) Il y a des cas où on accorde à des hommes l’adoration qui consiste à se prosterner devant eux, ou à les baiser, mais cela n’a lieu que par respect, par amour ou par humilité. 5) Quant aux images, on ne doit pas leur rendre cette adoration, car elles sont sans vie et faites de main d’homme. On doit en avoir : 1) pour l’ornementation des églises ; 2) pour rappeler d’anciens souvenirs, mais on ne doit leur rendre ni adoration ni culte103. Bien que le pape ait finalement réussi à faire admettre l’œcuménicité de Nicée II à travers l’Occident, la théologie de ce concile n’a été ni comprise ni acceptée par les Latins et n’a donc jamais pénétré la conscience iconographique occidentale. Pour les Occidentaux, la justification de l’iconographie se résume à quatre critères d’ utilité104 : 1) Les images renseignent le peuple au sujet des faits sacrés et des saints personnages des Écritures et de l’histoire de l’Église. Selon l’enseignement de saint Grégoire le Dialogue, elles constituent la Bible et les traités historiques des illettrés ; il s’agit donc d’aides pédagogiques. 2) Les images rappellent les événement et les personnes qu’elles représentent ; elles constituent des aide-mémoire. 3) Les images suscitent l’amour, le repentir, la joie chez les fidèles, servant ainsi d’instruments de dévotion. 4) Les images embellissent les églises, agrémentant la pierre nue par leurs formes et leurs couleurs ; ce sont des objets esthétiques. La conscience iconographique orthodoxe ne rejette pas ces fonctions utilitaires. Les Pères en font état, en Orient comme en Occident. Cependant, aux yeux des orthodoxes, les Occidentaux n’ont pas su s’élever à la raison d’être supérieure des icônes, à savoir l’entrée en communion avec la personne représentée dans son humanité transfigurée. L’ image sacrée nous montre le Royaume de Dieu et nous conduit vers lui. Plutôt que de parler de deux attitudes iconographiques opposées, il serait donc plus juste de dire que le christianisme occidental partage en partie la vision orthodoxe, sans être jamais allé au cœur de la question des images en reconnaissant leur caractère sacramentel. C’est ce qui explique la différence entre les œuvres d’art produites dans les deux moitiés de la chrétienté au cours du deuxième millénaire. La conscience de la dimension sacramentelle de l’art de l’Église n’a certes jamais été totalement ignorée en Occident, mais ses tenants n’ont jamais exercé d’influence durable. La première utilité de l’image pour le chrétien a déjà été évoquée plus haut : elle est la Bible de l’illettré... Cette fonction pédagogique est irremplaçable... Mais c’est surtout en Occident que ce rôle pédagogique de l’image a été souligné et développé, souvent d’ailleurs aux dépens de son aspect sacramentel105. L’aveu est intéressant, venant d’un auteur catholique romain. Ces deux attitudes ont des ramifications dans tous les aspects de l’art sacré. Si nous croyons que l’art de l’Église a pour objet d’instruire, de rappeler, d’émouvoir et d’embellir, nous serons très ouverts aux techniques, méthodes et mentalités de l’époque et du lieu où nous vivons. Le goût jouera donc un rôle très important dans la production artistique. Il faudra trouver la manière la plus efficace possible de rejoindre les fidèles à instruire. Si ces derniers sont émotifs, l’art devra toucher cette corde sensible ; par contre, s’ils sont plutôt réservés, l’art chrétien devra manifester ce caractère culturel. Dans cette perspective, l’artiste joue un rôle capital puisque c’est lui qui traduit l’histoire, le texte ou l’idée en une présentation visuelle qui plaira au public. La qualité de l’œuvre dépend de son talent, de son inspiration et de sa créativité. L’artiste sert de filtre ou de condensateur entre le récit sacré et l’ œuvre d’art. Sous réserve de normes très générales de décence, de convenance et de doctrine, il est libre d’illustrer comme il veut un texte ou un événement. Le christianisme occidental considère cette latitude comme un atout précieux. Tout autre est le statut de l’iconographe orthodoxe. Celui-ci doit certes avoir du talent, mais il doit surtout pouvoir traduire en formes visuelles une réalité qui le précède et le dépasse, à savoir la conscience ecclésiale qui fixe le canon de l’iconographie. L’iconographe doit nécessairement avoir cette conscience et vivre la vie transfigurée dans le Christ qu’il représente dans ses icônes. Sa créativité compte peu ; définie comme la liberté d’imaginer et d’illustrer un texte, un événement ou une idée à sa guise, elle doit même être réprimée. L’iconographe ne doit pas paraître dans son œuvre et devrait même conserver l’anonymat. II n’est que l’instrument de transmission de la tradition canonique et de l’expérience de transfiguration dont il a hérité. Il réussit dans la mesure où il fait passer cette tradition dans ses œuvres ; il échoue dans la mesure où il laisse sa personnalité prendre le pas sur la tradition. La tradition insiste fortement sur cet idéal. Nous savons cependant que les iconographes sont des êtres humains qui vont nécessairement subir l’influence de leur milieu et faire ainsi preuve de créativité dans la manière dont ils interprètent la tradition canonique. Par exemple, la représentation des chevaux et des cavaliers reflétera le lieu et l’époque où a vécu l’iconographe. Cette dimension stylistique est légitime, dans la mesure où elle ne devient pas la principale motivation du peintre. Contrairement à l’artiste occidental, l’iconographe orthodoxe ne saurait rejeter la tradition antérieure sous prétexte qu’il la juge inefficace, et emprunter une nouvelle voie. L’iconographie varie selon les lieux et les époques, mais son ancrage dans la tradition canonique lui assure une grande stabilité. Dans cette perspective, il serait intéressant de savoir si les œuvres d’art confirment ce que l’étude des textes nous a appris, à savoir que la conscience de l’Église orthodoxe et la tradition patristique s’opposent aux images de Dieu le Père, considèrent que seule l’Incarnation du Verbe permet de voir et de représenter Dieu et voient dans les prophéties et visions de l’Ancien Testament d’obscures préfigurations du Christ. Malgré les forces centrifuges à l’œuvre dans la chrétienté, il est généralement admis que l’Orient et l’Occident sont demeurés unis pendant mille ans, y compris dans le domaine artistique. Or, pendant le premier millénaire, nous ne retrouvons aucune représentation figurative de Dieu le Père ou de la Trinité, en Orient comme en Occident. « Dans les premiers siècles de l’Église, jusqu’au XIIe, on ne voit pas de portrait de Dieu le Père. Sa présence ne se révèle que par une main qui sort des nuages ou du ciel106. » Comme nous l’avons vu précédemment, il n’est fait aucune mention de représentations du Père ou de la Trinité sous forme humaine pendant la période iconoclaste ; en effet, les iconoclastes... ...s’élevaient contre les images du Christ, parce que, Jésus Christ étant Dieu, c’était, disaient-ils, circonscrire la divinité que de le peindre. Qu’eussent-ils dit, ou que n’eussent-ils pas dit, si outre les images du Christ, les chrétiens orthodoxes avaient eu aussi des images de Dieu ou de la sainte Trinité ? Or, nulle part, on ne rencontre d’objection ou d’accusation à ce sujet107. L’histoire de l’art confirme également qu’aux yeux des chrétiens du premier millénaire, l’Ancien Testament préfigurait le Nouveau. En effet, c’est le Christ qui figure dans les représentations de scènes vétérotestamentaires, comme le constate Didron, qui a du mal à accorder cette donnée avec sa conviction que le Père était à l’ œuvre au temps de l’ancienne alliance. Historiquement, c’est plus volontiers dans l’Ancien Testament [...] que le Père se manifeste ; tandis que le Fils se révèle dans l’Évangile surtout et que le Saint-Esprit apparaît tantôt dans l’un et tantôt dans l’autre... Le Père règne à peu près sans partage dans l’Ancien Testament : il parle, il se montre, il agit, il punit, il récompense ; il converse avec Adam, Caïn, Noé, Abraham, Moïse, avec les rois, avec les prophètes ; il est avec eux, au milieu d’eux. On le sent, on l’entend, on le voit partout, chaque verset en parle... Les artistes, fidèles à l’histoire plutôt qu’au dogme abstrait et raisonné, l’ont ainsi compris, au moins à la fin de la période gothique ; dans toutes les scènes de l’Ancien Testament, ils figurent Dieu le Père, à l’exclusion, en quelque sorte, du Fils et du Saint-Esprit. Cependant, c’est à la fin du XIVe siècle seulement, et c’est au XVe et XVIe principalement, que les sculpteurs et les peintres ont ainsi représenté le Père108. Le symbole de foi et d’autres sources théologiques affirment que le Verbe est l’agent de la création du monde, mais Didron dédaigne la théologie et se montre étonné de l’absence de représentations directes du Père. Lui et ses collègues historiens avaient totalement oublié la typologie chère aux Pères de l’Église. Par contraste, l’approche typologique est bien vivante dans Le Guide de la peinture de Denys de Fourna, inspiré d’écrits plus anciens attribués à Manuel Pansélinos du Mont-Athos109. Ainsi, Denys prescrit de représenter la Vierge et l’Enfant au centre du buisson ardent aperçu par Moïse au Sinaï (fig. 1 et 2), donnant là un exemple de double typologie particulièrement énigmatique pour Didron : « C’est donc non seulement Jésus que les Grecs substituent à Dieu le Père, mais encore la Vierge, et cela plus de quatorze cents ans avant sa naissance110. » Denys prescrit également de représenter le Christ dans la vision d’Isaïe111. La perte du sens de la typologie entre l’Ancien et le Nouveau Testament a eu des répercussions profondes sur les jugements des historiens. Ainsi, malgré l’absence de représentations de Dieu le Père au premier millénaire, l’un d’eux a cru retrouver une image du Père remontant à l’Antiquité, alors qu’il s’ agit d’une simple représentation typologique du Christ : À Rome, le mausolée de Sainte-Constance conserve dans deux absides latérales des compositions destinées à devenir le thème le plus habituel de l’art chrétien. Dans l’une, Dieu le Père, assis sur le globe du monde, donne à Moïse la loi ; dans l’autre, le Christ, debout sur la montagne, d’où s’échappent les fleuves mystiques, proclame la loi nouvelle dont il confie le texte à saint Pierre, et la prédication à saint Paul112 (fig. 3 et 4). L’interprétation typologique a pourtant subsisté en Occident jusqu’à l’époque des cathédrales gothiques, qui manifestent encore l’esprit des Pères. Ainsi, à Chartres, le Christ adulte apparaît treize fois dans les sculptures représentant la création (le même thème revient dans une œuvre sicilienne du XIIe siècle, fig. 5) et nous le voyons parler à Élie. À Reims, il s’adresse à Isaïe113. La fin du Moyen Âge marque un tournant critique dans l’histoire. Une révolution s’amorce, qui coïncide avec la Renaissance et qui aura de profondes répercussions sur la vie en général, et l’art en particulier. Sur le plan de la représentation de Dieu le Père, nous assistons à une rupture dramatique avec le passé. L’interprétation typologique des Écritures disparaît pour céder la place à une interprétation « historique » selon laquelle Dieu le Père a parlé et agi dans l’Ancien Testament et peut donc être représenté sous forme humaine. L’esprit de la Renaissance a exalté la créativité de l’artiste, qui s’est manifestée dans les œuvres d’art, et notamment dans les représentations de la Trinité. Au XVe siècle, et surtout à la Renaissance, les principes théologiques s’étaient énervés ; aussi la plupart du temps, à cette époque, c’est le Père qu’on représente créant le monde, et non le Fils, non le Verbe. D’ailleurs en ce temps, la théologie était subordonnée à l’histoire ; or, selon l’histoire, le Fils n’étant pas encore incarné à l’époque de la création, on se fit un scrupule de le montrer, et on mit le Père à sa place. Enfin l’art, devenu plus hardi, ne fut pas fâché de lutter avec cette imposante figure de Jéhovah114... On peut donc, relativement à Dieu le Père, partager le Moyen Âge en deux périodes. Dans la première, qui est antérieure au XIVe siècle, la figure du Père se confond avec celle du Fils ; c’est le Fils qui est tout-puissant et qui fait son père à son image et ressemblance. Dans la seconde période, après le XIIIe siècle, jusqu’au XVIe, Jésus Christ perd sa force d’assimilation iconographique, et se laisse vaincre par son père. C’est au tour du Fils à se revêtir des traits du Père, à vieillir et à se rider comme lui115. L’époque moderne de l’histoire de l’art et de la théologie réunit donc tous les éléments qui caractérisent l’attitude occidentale envers l’art sacré et qui la distinguent de la conscience orthodoxe : l’art joue un rôle pédagogique, dévotionnel, mnémonique et esthétique, et la théologie ne doit pas entraver la créativité individuelle. Alors que Didron parle avec fierté et éloquence de cette mission de l’art chrétien occidental, la description qu’il en donne montre à quel point l’Occident a dévié de ses propres racines bibliques et patristiques : D’ailleurs l’art chrétien [occidental] n’aurait pas reculé devant la création d’une forme visible pour traduire une substance invisible ; c’était, au contraire, une magnifique occasion pour sa vive imagination que d’exprimer matériellement l’idée la plus haute, la plus sublime de toutes, l’idée divine. Certes l’art eût embrassé avec joie un pareil sujet, lui qui a revêtu d’un corps tant d’idées et d’une forme tant d’êtres impalpables et métaphysiques, lui qui a donné la vie à des abstractions116. S’il est dommage que Didron compare le Père à « une idée divine », à un être impalpable et métaphysique, à une abstraction, il est encore plus malheureux qu’il n’ait pas compris que Dieu avait déjà fait dans le Christ ce qu’il demande à l’artiste, à savoir créer « une forme visible pour traduire une substance invisible ». L’enracinement de la nouvelle attitude en Europe occidentale ne signifie pas que l’Église catholique romaine soit restée indifférente à l’ art et aux œuvres des artistes dont elle recherchait et appréciait tant les services. Cependant, les autorités ecclésiastiques ont limité leur intervention aux cas où les artistes avaient dépassé les limites très larges qui leur étaient assignées. Ainsi, certaines représentations de la Trinité, comme l’homme tricéphale, ont été condamnées par le concile de Trente et déclarées hérétiques par le pape Urbain VIII qui les a fait brûler117. On a également interdit la représentation de trois hommes assis sur des trônes, qui pouvait donner une impression de trithéisme. Ces décisions reflètent le principe d’illustration : les œuvres d’art sont jugées d’après la manière dont elle rendent la notion théologique de la triunité divine, et condamnées si elles rompent l’équilibre entre l’unité et la trinité et risquent par là de mener à l’hérésie. L’Église catholique romaine a également dû défendre sa légitimisation de la représentation de Dieu le Père contre des attaques venant de l’extérieur et de ses propres rangs. Ainsi, les Réformateurs, dont les tendances iconoclastes sont bien connues, s’en sont pris aux images de la Trinité. Ces images de la Trinité excitaient les sarcasmes ironiques des Protestants. Pierre Dumoulin écrivait, dans son Bouclier de la foi : « Les temples de l’Église Romaine sont pleins d’images de la Trinité. On peint un vieillard assis en une chaire, vêtu en pape avec la triple couronne et le manteau papal, afin qu’au moins il soit respecté à cause de son habit. On lui peint aussi un pigeon pendu à la barbe et un crucifix entre les bras118. » L’Église catholique romaine a répondu à cette critique en formulant sa position officielle sur ces images, au Concile de Trente. Si quelquefois on représente en images les histoires que raconte la sainte Écriture, ce qui peut être utile pour une masse peu instruite, on enseignera au peuple qu’elles ne représentent pas pour autant la divinité, comme si on pouvait la percevoir des yeux du corps ou l’exprimer par des couleurs et des formes119. Tout en réaffirmant son droit de représenter Dieu sous la forme dans laquelle il est apparu dans l’Ancien et le Nouveau Testament, l’Église catholique romaine a précisé qu’elle permettait les images de Dieu le Père sans les encourager : Quant aux images de Dieu, qui le représentent en la forme où il est apparu dans l’Ancien et le Nouveau Testament, elles sont seulement permises, et, suivant le commentaire de Bossuet, « ces peintures doivent être rares selon l’intention du concile, qui laisse à la discrétion des évêques de les retenir ou de les supprimer, suivant les utilités ou les inconvénients qui en pourraient arriver120 ». Les images de Dieu le Père ont suscité une opposition ouverte au sein même du catholicisme romain. Il en est résulté trois interventions papales, qui ont réitéré la position du Concile de Trente consistant à autoriser la représentation du Père ou de la Trinité sous forme humaine sans l’encourager. 1) Les baïanistes et les jansénistes déclaraient que l’on ne devait pas représenter dans les églises l’image de Dieu le Père. C’est la 25e des 31 propositions condamnées par Alexandre VIII, le 24 août 1690121. 2) En 1745, Benoît XIV a confirmé la condamnation de la Trinité tricéphale et autorisé la représentation de la Trinité dite du Trône de Grâce. C’est pourquoi les images de la Très Sainte Trinité qui sont communément approuvées et que l’on peut permettre sans danger sont les suivantes. Ou bien celles qui montrent la Personne de Dieu le Père sous la forme d’un vieillard, tirée de Dn 7, 9 : « L’Ancien des Jours se tint assis », avec dans son sein Son Fils Unique, le Christ Dieu et Homme, et entre eux deux le Saint-Esprit Paraclet sous l’aspect d’une colombe. Ou bien celles qui représentent deux Personnes séparées par un petit espace, l’une étant un homme plus âgé, le Père évidemment, l’autre le Christ, avec en leur milieu le Saint-Esprit en colombe comme précédemment122... 3) En 1786, le concile de Pistoie avait proposé de retirer des églises les images de la Trinité parce qu’elles pouvaient être un ferment d’hérésie. Dans sa bulle Auctorem fidei, Pie VI a condamné cette proposition, la jugeant contraire à l’usage de l’Église et à la piété des fidèles123. Le texte du Concile de Trente et ces trois déclarations papales définissent la position officielle de l’Église catholique romaine à l’égard des images de Dieu le Père et de la Trinité, lesquelles : 1) sont autorisées sans être encouragées ; 2) ont été sanctionnées par l’usage de l’Église ; 3) sont justifiées par l’idée que le Père est apparu aux prophètes de l’Ancien Testament, et notamment à Daniel sous la forme de l’Ancien des jours. Lorsque l’on compare cette position à l’attitude biblique et patristique de l’Église orthodoxe, la réaction de Pierre Miguel paraît un peu faible : « Si le magistère de l’Église repousse l’interdiction des représentations du Père ou de la Trinité, il reste qu’elles sont théologiquement discutables124. » Cette attitude catholique romaine à l’égard des images de Dieu le Père fait partie des influences catholiques et protestantes qui ont caractérisé la captivité occidentale de l’orthodoxie, comme le souligne Ouspensky : Malgré l’opposition vigoureuse de l’Église, non seulement de divers éléments de l’art religieux occidental mais également les principes mêmes de cet art ont commencé à s’infiltrer, des principes qui sont étrangers à l’Orthodoxie125. Nous avons déjà observé, à propos des trois conciles russes, que ces influences suscitèrent des oppositions. Le patriarche de Moscou, Nikon (1652-1658), fit détruire des icônes de style occidental et menaça d’excommunication ceux qui en peindraient ou en conserveraient. Son successeur Joachim (1679-1690) lutta également contre les images de style allemand ou latin, dans lesquelles il voyait des inventions individuelles qui corrompaient l’Église. Dans le monde grec, nous trouvons dès le XVe siècle une protestation vigoureuse de saint Siméon de Thessalonique contre les éléments naturalistes et non traditionnels qui s’infiltraient dans l’art de l’icône126. L’influence occidentale et les emprunts directs aux modèles latins transparaissent dans Le Guide de la peinture (Denys de Fourna), où nombre de scènes prescrites aux iconographes sont tirées de sources occidentales connues : 1) Les lamentations au tombeau et la mise au tombeau du Christ sont fortement tributaires des Méditations de Bonaventure (XIIIe siècle127). 2) La représentation de la parabole des maisons bâties sur le roc et sur le sable s’inspire fortement des images de la tentation de saint Antoine datant de la fin du Moyen Âge occidental128. 3) À côté de la représentation traditionnelle et canonique du Christ donnant la communion, nous trouvons une scène de la divine liturgie faisant intervenir Dieu le Père129. 4) Les scènes de l’Apocalypse sont reprises de 22 gravures de Holbein publiées dans un Nouveau Testament illustré à Bâle (Wolff) en 1523 ; Dieu le Père apparaît souvent dans ces représentations130. 5) L’influence occidentale apparaît également dans la représentation du Second Avènement du Christ131. 6) L’icône de Noël est décrite comme suit : « Une grotte. Au dedans, du côté droit, la mère de Dieu à genoux ; elle pose dans une crèche le Christ, petit enfant emmailloté. À gauche, Joseph à genoux, les mains croisées sur la poitrine132. » Nous avons vu précédemment que Denys avait gardé le sens de l’interprétation typologique des visions et prophéties de l’Ancien Testament. Il prescrit néanmoins de représenter Dieu le Père dans la scène de la création d’Adam133. Dans le chapitre sur les « inscriptions pour la Trinité », le Père éternel est également appelé « Ancien des jours134 ». Le mélange le plus intéressant de tradition canonique et d’influence occidentale se retrouve dans un chapitre théologique intitulé « Comment nous avons appris à peindre les saintes icônes » : Nous avons appris, non seulement des saints pères mais même des apôtres et, j’ose le dire, du Christ lui-même [...] comment il fallait faire les saintes images. Nous représentons en peinture le Christ sous forme humaine parce qu’il a paru sur la terre conversant avec les hommes et qu’il s’est fait homme mortel, semblable à nous excepté pour le péché. De même nous représentons le Père éternel comme un vieillard, parce que c’est ainsi que l’a vu Daniel135 (Ch. VIII). C’est ainsi qu’une courte phrase résumant la position du métropolite Macaire et de Benoît XIV se glisse dans un exposé, par ailleurs très fidèle, de la position orthodoxe en matière d’iconographie. Que les courtes phrases peuvent être lourdes de conséquences ! |
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