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2. LE DEUXIÈME MOMENT DOGMATIQUE Le deuxième moment dogmatique prend place à Nazareth, en l’an 4 avant l’ère chrétienne, par le passage de l’invisibilité de Dieu à sa visibilité. Deux canons d’interprétation Voici un principe fondamental de la compréhension chrétienne de la Bible : l’Ancien Testament est lu et interprété à la lumière du Christ révélée dans le Nouveau Testament ; l’histoire d’Israël prépare et annonce l’avènement du Messie. Ce principe est pertinent à la question qui nous préoccupe dans cette étude : l’invisibilité et l’image de Dieu. C’est dans le Nouveau Testament que nous avons les textes les plus catégoriques disant que personne n’a jamais vu Dieu. C’est également dans le Nouveau Testament que nous avons le plus grand nombre de textes sur l’invisibilité de Dieu. Au moins dix passages du Nouveau Testament appuient directement ou indirectement la vérité que l’Ancien Testament n’exprime qu’obscurément. Jn 1, 18 (« Personne n’a jamais vu Dieu ; Dieu Fils unique, qui est dans le sein du Père, nous l’a dévoilé »), explicite deux canons de l’exégèse des Écritures ; 1) L’invisibilité de Dieu est affirmée d’une façon absolue. Quel qu’ait été le contenu des visions prophétiques, les prophètes n’ont pas vu Dieu. Par conséquent, aucune image de Dieu basée sur elles n’est possible. 2) C’est par le Fils que nous connaissons le Père. Il est l’instrument de toute activité, le médiateur de toute connaissance, du Père, autant dans le Nouveau Testament que dans l’Ancien. L’Église ancienne, vers 350, a exprimé cette croyance visuellement dans le mausolée de sainte Constance à Rome où, sur une mosaïque, le Christ donne la nouvelle Loi aux saints Pierre et Paul1. Sur une mosaïque semblable de la même église, un homme portant les mêmes traits que le Christ dans la première mosaïque donne la Loi à Moïse. L’intention est évidemment de dire que la même personne, le Christ, est l’auteur des deux Lois2. Vers le XIe siècle en France, deux peintures murales d’une église romane montrent un homme vêtu comme le Christ et en nimbe cruciforme. Celui-ci, encore le Christ, bénit Noé et donne la Loi à Moïse3. Trois autres textes témoignent de la même vérité, c’est-à-dire que personne n’a jamais vu Dieu : 1 Tm 1, 17 : « ...au roi des siècles, au Dieu immortel, invisible et unique, honneur et gloire pour les siècles des siècles. Amen. » 1 Tm 6, 16 : « ...le bienheureux et unique Souverain, le Roi des rois et Seigneur des seigneurs, le seul qui possède l’immortalité, qui habite une lumière inaccessible que nul homme n’a vu ni ne peut voir. » 1 Jn 4, 11-12 : « Dieu, nul ne l’a jamais contemplé. » Vers la visibilité de Dieu Nous arrivons donc à l’événement qui constitue le moment de passage entre l’invisibilité et la visibilité de Dieu : Nazareth. Nous parlons de l’Annonciation, quand Gabriel a annoncé à Marie qu’elle serait la mère du Messie et quand Marie a accepté cette vocation. C’est le moment de l’Incarnation. Le Nouveau Testament traite de cet événement, c’est-à-dire du début de la vie terrestre du Fils de Dieu, de deux façons : 1) en récit narratif, Mt 1-2 et Lc 1-2 ; 2) en explication théologique, Jn 1, 1-18. Ces deux façons de présenter l’œuvre de Dieu, l’événement historique et l’interprétation théologique, sont tout à fait caractéristiques de la révélation biblique. Nous voyons le même schéma au Sinaï : Dieu appelle son peuple de l’Égypte et établit une alliance avec lui ; tout le reste de l’Ancien Testament est une méditation sur le sens, sur l’application et sur les implications de cet acte fondateur. Le troisième moment dogmatique se conformera également, comme nous le verrons, à ce schéma. Ce qui nous intéresse présentement, c’est l’implication de l’Incarnation pour la visibilité de Dieu et pour la possibilité d’une image de lui. Les deux évangélistes, Matthieu et Luc, relatent l’histoire du Fils de Dieu qui, en assumant la nature humaine, devient ce qu’il n’était pas auparavant, et ce passage s’est effectué dans le silence et dans l’intimité, à l’insu de tous. Marie, sans doute, ne s’est même pas rendu compte de la portée du message de Gabriel. L’événement central de l’histoire humaine, néanmoins, venait de s’accomplir. Le texte Jn 1, 14 présente l’interprétation théologique : « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous et nous avons vu sa gloire, cette gloire que, Fils unique plein de grâce et de vérité, il tient du Père. » Les deux mots-clés Verbe et vu nous indiquent l’essentiel du deuxième moment dogmatique de l’icône : le passage à la visibilité. La doctrine chrétienne du Dieu Trine enseigne que le Verbe de Dieu, existant de toute éternité dans le sein du Père, partage totalement la nature divine du Père dont l’invisibilité fait partie. Mais au moment de l’Incarnation, le Verbe assume tout ce qui a trait à la nature humaine, y compris la visibilité. Jean continue, dans sa première lettre (1 Jn 1-4) à accentuer les caractéristiques sensorielles de son expérience de l’Incarnation : Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché du Verbe de vie — car la vie s’est manifestée, et nous avons vu et nous rendons témoignage et nous vous annonçons la vie éternelle, qui était tournée vers le Père et s’est manifestée à nous —, ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons, à vous aussi, afin que vous aussi, vous soyez en communion avec nous. En Matthieu 13, 16-17 (voir aussi Lc 10, 23-24), le Christ explique la position privilégiée des apôtres comparés aux personnages de l’Ancien Testament : Mais vous, heureux vos yeux parce qu’ils voient, et vos oreilles parce qu’elles entendent. En vérité, je vous le déclare, beaucoup de prophètes, beaucoup de justes ont désiré voir ce que vous voyez et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu. Les Pères (de saint Ignace d’Antioche, vers l’an 105, jusqu’à saint Jean Damascène, en 740) affirment la croyance chrétienne concernant la « visibilisation » de Dieu. Pour résister à ceux qui enseignent de fausses doctrines, Ignace recommande à Polycarpe de guetter « celui qui est au-delà des temps, éternel, invisible, mais qui pour nous s’est laissé voir ; qui, intangible et impassible, a connu la passion et a consenti à toutes les souffrances. » Saint Jean Damascène (Sur les images divines I, 8) : « Lorsque celui qui est invisible devient visible dans la chair, on peut alors dessiner son image. » Nous avons donc, dans l’événement de Nazareth, le fondement dogmatique de ce qui était impossible et interdit auparavant : l’image de Dieu. Notons aussi que l’initiative pour ce changement vient de Dieu lui-même. Ce n’était pas une exigence ou une demande des hommes mais un acte divin qui est le fondement de l’image de Dieu, l’icône du Christ. Le deuxième commandement modifié Mais faut-il comprendre, par conséquent, que le 2e commandement est devenu caduc ? Non, pas tout à fait. L’événement de Nazareth n’a pas aboli l’interdiction contre les images de Dieu, mais il y a apporté un amendement. Il est toujours impossible et interdit de faire une image de Dieu dans tout ce qui touche la divinité. Le Père et le Saint-Esprit sont toujours invisibles et sans image. C’est le Fils, par contre, qui, en assumant la nature humaine visible, a modifié, mais non pas aboli, le 2e commandement. Comme nous l’avons vu ailleurs, le Fils est la seule ouverture, le seul chemin vers le Père, le seul qui le fasse connaître aux hommes ; le Fils est le seul qui rende une visibilité au Père. En ce qui touche la visibilité de Dieu, plusieurs passages du Nouveau Testament témoignent de ce rôle unique du Fils : Jn 12, 45, « ...celui qui me voit, voit aussi celui qui m’a envoyé » ; Jn 14, 8-10, « Philippe lui dit : ”Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit.” Jésus lui dit [...] ”Celui qui m’a vu a vu le Père.” » ; Col 1, 15 : « Il est l’image du Dieu invisible. » Celui qui était et est invisible, sans image, demeure ainsi. Celui, par contre, qui était invisible mais qui est devenu visible dans son humanité reste visible, et nous pouvons peindre son image matérielle. Nier cette affirmation ou atténuer sa force a toujours été vu par l’Église comme une atteinte à la réalité de l’Incarnation elle-même. Il n’est donc pas difficile de comprendre pourquoi les chrétiens orthodoxes de la crise iconoclaste (726-843) et de tous les temps ont toujours résisté, jusqu’au martyre, à ceux qui remettaient en question la saine doctrine et la pratique équilibrée de l’iconographie. Deux visions de l’Apocalypse L’Apocalypse semble maintenir cette distinction entre le Père et l’Esprit invisibles et le Christ visible dans la description de deux visions : Ap 1, 9-20 et Ap 4. Dans la première, Jean voit le Christ, « un fils d’homme », en forme humaine, décrit physiquement. En reproduisant le symbolisme de l’Ancien Testament, et en revêtant le Christ des traits de l’Ancien des Jours de Daniel, Jean semble vouloir identifier le sujet des théophanies vétérotestamentaires avec le Christ : Il était vêtu d’une longue robe, une ceinture d’or lui serrait la poitrine ; sa tête et ses cheveux étaient blancs comme laine blanche comme neige, et ses yeux étaient comme une flamme ardente ; ses pieds semblaient d’un bronze précieux, purifié au creuset, et sa voix était comme la voix des océans : dans sa main droite, il tenait sept étoiles et de sa bouche sortait un glaive acéré à deux tranchants. Son visage resplendissait, tel le soleil dans tout son éclat. Cette fois, en imagerie, le Nouveau Testament témoigne du principe déjà énoncé, à savoir que les obscurités de l’Ancien Testament sont à interpréter à la lumière du Nouveau. Dans la seconde vision, cependant, le Christ lui-même introduit Jean au ciel, devant un trône. Ici l’apôtre évite tout anthropomorphisme. Attribue-t-il à Dieu le Père les caractéristiques non humaines des visions de l’Ancien Testament ? Le texte n’est pas tout à fait clair. Sur le trône siège « quelqu’un » qui « avait l’aspect d’une pierre de jaspe et de sardoine. Une gloire nimbait le trône de reflets d’émeraude. » À la limite, Jean peut donner une main à celui qui est sur le trône, comme nous voyons souvent sur les images paléochrétiennes et juives : « Et je vis, dans la main droite de celui qui siège sur le trône, un livre.... » Le voir et l’entendre Bien que le passage entre l’invisibilité de Dieu et sa visibilité dans l’Incarnation du Verbe ait été accompli en une seconde, au tout début de l’œuvre du salut, les chrétiens n’ont pas immédiatement compris cet événement, semble-t-il, comme une occasion de faire une image du Dieu-fait-chair. Du moins, aucun document, aucun monument archéologique ne nous laisse croire qu’ils en ont fait. Nous savons très bien qu’ils ont proclamé ce qu’ils ont entendu, la Parole de Dieu ; le Nouveau Testament et les écrits des trois premiers siècles nous le montrent très clairement. Nous avons vu tout de même que les apôtres ont aussi vu quelque chose, ou plutôt quelqu’un, et qu’ils étaient très conscients de l’importance de ce qu’ils voyaient. Le Nouveau Testament ne parle pas d’une proclamation de l’Évangile en images, s’il y en avait une, mais il n’est pas impossible que les chrétiens apostoliques se soient servis d’images et de symboles dessinés. Des traditions orales4 en parlent, mais les sources écrites sont silencieuses. Malgré cela, nous savons, à partir d’œuvres d’art que l’archéologie a découvertes et par des écrits paléochrétiens, que quelques chrétiens, au moins vers l’an 200, faisaient des images illustrant certains événements du Nouveau Testament (le Baptême dans le Jourdain, par exemple), où le Christ est directement représenté. D’ autres images le présentent symboliquement, comme le Bon Pasteur. Nous ignorons les circonstances qui ont amené la production de la première de telles images. Nous constatons, pourtant, que la pratique de faire des images du Christ et des saints des deux Testaments a commencé très tôt. La réflexion théologique sur cette pratique, quant à elle, n’est arrivée que plus tard et dans le feu de controverses. C’est au beau milieu de cette crise, connue dans l’histoire sous le nom d’iconoclasme byzantin, alors du troisième moment dogmatique de l’icône, Nicée II, que l’Église a puisé dans la Bible et dans sa propre tradition pour élaborer une défense raisonnée et pondérée de son activité artistique qui a abouti à l’icône. 3. LE TROISIÈME MOMENT DOGMATIQUE Le troisième moment dogmatique prend place lors du deuxième concile de Nicée (787), sur la nature de l’icône et de sa vénération. La victoire théologique et la victoire historique Le troisième moment dogmatique important dans la formation et la compréhension de la pratique de l’icône eut lieu dans la ville de Nicée, près de Constantinople, en 787. Ce concile œcuménique fut convoqué pour résoudre la crise iconoclaste qui faisait rage depuis 726. En 730, après quatre ans de négociations infructueuses avec le patriarche Germain, l’empereur Léon III l’Isaurien passa à l’action, commandant la destruction d’une image du Christ ornant l’une des portes de Constantinople. Cet acte fut le premier geste public d’hostilité envers les images chrétiennes. La controverse ne prit fin que quelque 117 ans plus tard, en 843, quand un autre concile restaura, une fois pour toutes, les icônes dans les églises. Au milieu de cette période, en 787, eut lieu le VIIe Concile œcuménique de Nicée. Ce concile, avec les auteurs-témoins autorisés (Jean Damascène, le pape Grégoire II, les patriarches Germain et Nicéphore, ainsi que Théodore Stoudite), est le point de référence concernant l’imagerie chrétienne, tout comme le Ier Concile œcuménique de Nicée (325) et saint Athanase d’Alexandrie le sont pour le dogme de la Trinité. Tout ce qui se fait ou se dit concernant l’icône doit prendre en considération ces sources puisque c’est dans le feu de la controverse sur les icônes que la Tradition sainte de l’Église s’est exprimée clairement. Les grandes lignes de la vision de l’icône ciselées dans la crise iconoclaste byzantine demeurent toujours le phare et l’ancre de la Tradition ecclésiale. Dans les deux moments dogmatiques précédents, le Sinaï et Nazareth, l’initiative immédiate de Dieu se manifestait au premier plan. À la suite de cette initiative, les hommes avaient la tâche de recevoir et de mettre la révélation en pratique, ou d’en laisser émerger les implications et les conséquences. Dans le cas du concile de Nicée II, Dieu n’agit qu’indirectement bien que cela n’enlève rien à l’autorité des énoncés conciliaires. En tenant fermement à la promesse du Christ de protéger l’Église contre les portes de l’Enfer et de la guider sur le chemin de la vérité, les chrétiens croient, depuis toujours, qu’un concile authentiquement œcuménique exprime la volonté du Christ, ainsi que le dit le concile apostolique de Jérusalem : « L’Esprit Saint et nous-mêmes, nous avons en effet décidé... » (Ac 15, 28). Le deuxième concile de Nicée constitue certainement une victoire théologique en faveur des icônes, mais la victoire historique ne fut décisive qu’après encore plus de 50 ans. En fait, Nicée H énonça et confirma les principes fondamentaux de l’iconographie, mais l’autorité du concile ne s’imposa pas immédiatement à tous et partout, malgré le fait que le pape de Rome et les quatre patriarches orientaux y furent représentés. Pour preuves, nous n’avons qu’à évoquer la résistance de l’Église franque à la réception de Nicée II, une résistance contre laquelle les papes romains devaient se battre longtemps, ou bien les cent ans nécessaires pour faire accepter Nicée II universellement. Ce n’est qu’en 880 que ce concile fut reconnu comme le Vile Concile œcuménique. La distinction entre victoires théologique et historique se manifeste dans un processus similaire après le premier concile de Nicée en 325 ; ce dernier proclama que le Christ est « consubstantiel » (homoousios), de la même nature que le Père. Néanmoins, la définition de 325 ne fut définitivement entérinée qu’en 381, au IIe Concile œcuménique de Constantinople. La tradition iconographique, la crise iconoclaste et la définition de Nicée II sont des accidents de l’histoire. Peut-être est-ce un peu étonnant de faire un tel énoncé, mais rien dans l’Évangile n’exige qu’il y ait des icônes. Le développement d’un art ecclésial n’est pas une exigence de l’Évangile, en théorie du moins. On peut imaginer une chrétienté orthodoxe qui aurait traversé 20 siècles d’histoire sans avoir produit d’icônes. Ce que nous ne pouvons pas concevoir, par contre, c’est une chrétienté orthodoxe qui rejetterait ouvertement les icônes et qui leur serait hostile. La situation historique Quelle était la situation historique à la veille de la crise iconoclaste ? Nous ne voulons pas entrer dans les détails ici mais seulement signaler les faits historiques qui touchent à la doctrine de l’icône. Pendant sept siècles, les chrétiens ont adopté, adapté et développé, par plusieurs moyens dont la peinture, les mosaïques, les fresques, l’enluminure, le bas-relief, etc., une tradition artistique figurative. Bien que cet art n’ait pas sa source ni son inspiration directe dans l’Évangile où rien n’exige une telle activité, il trouve, néanmoins, sa justification théologique dans le Nouveau Testament. La tradition artistique s’exprimait différemment selon des styles variés, dans différentes régions et à diverses époques, et c’est l’historien de l’art qui a la tâche d’étudier sa manifestation matérielle, ses changements et ses continuités dans le temps et dans l’espace. Or, au début du VIlle siècle, partout dans le monde chrétien, l’art figuratif, l’iconographie, avait sa place, avait été intégré dans la liturgie, dans la célébration des mystères sacramentels, et ceci sans provoquer de mouvement de protestation générale. Ici et là, pourtant, nous avons certaines indications d’une hésitation, d’une hostilité envers les images, mais rien de semblable au mouvement qui s’apprêtait alors à s’abattre sur l’Église. En 717, un nouvel empereur, Léon III l’Isaurien, monta sur le trône à Constantinople et, en 741, son fils, Constantin V, lui succéda, régnant jusqu’en 775. Robustes, compétents, énergiques et victorieux, ces deux empereurs mirent l’Église au défi en prétendant que les icônes sont des idoles et que la vénération qu’on leur offre constitue une adoration idolâtrique. Ils voulurent retirer les icônes des églises et les détruire. Le patriarche de Constantinople, saint Germain, poussé par sa réaction instinctive, résista à Léon, fut déposé et exilé. Pendant 75 ans, l’Église fut déchirée par la crise iconoclaste. La première résistance des iconodoules s’inspirait de l’intuition. La justification cohérente de la tradition artistique, la présentation d’une vision théologique, en paroles et en idées, devait attendre le mûrissement de la pensée ecclésiale sur le sujet. Autrement dit, l’Église vivait avec son art figuratif sans avoir vraiment pensé au pourquoi ni au comment de la question. La réponse raisonnée et pondérée prit un certain temps à s’élaborer. C’est dans le feu de la controverse que l’Église se vit forcée de réagir à une attaque venant du premier citoyen de la chrétienté, l’empereur, épaulé par une bonne part de l’épiscopat de l’empire. L’aboutissement de cette « méditation forcée » se lit dans le texte promulgué par Nicée II et dans les écrits autorisés des grands défenseurs de l’icône. Les grandes lignes de la définition Examinons maintenant les grandes lignes des décisions tracées par le VIIe Concile œcuménique de Nicée. 1) Le premier point de la définition conciliaire distingue une icône d’une idole. Comme nous l’avons vu dans la section concernant le 2e commandement, une idole est une image prétendant être de Dieu ou d’un faux dieu, une image par laquelle on détourne l’adoration due à Dieu seul pour la diriger vers une autre cible. Les iconoclastes affirmèrent, avec les orthodoxes, que le Christ est le Fils de Dieu incarné mais, n’ayant pas accepté que l’Incarnation ait modifié le 2e commandement, quant à la visibilité de Dieu, ils n’arrivèrent pas à la conclusion de la légitimité de l’icône. Les iconoclastes accusèrent les orthodoxes de faire ce que le 2e commandement interdit, c’est-à-dire créer une image idolâtrique de Dieu. En réponse, les iconodoules répliquèrent que l’image du Christ n’est pas une idole pour deux raisons : d’abord, elle n’est évidemment pas une image d’un faux dieu ; ensuite, elle n’est pas l’image du Dieu invisible, de sa nature divine, mais du Dieu qui lui-même s’est rendu visible en assumant la nature humaine. Une icône est, en effet, une image de Dieu mais selon le principe de la « visibilisation » établi dans l’Incarnation. L’ opposition des iconoclastes aux icônes de la Mère de Dieu et des saints n’avait pas le même fondement que l’opposition exprimée contre les icônes du Christ. Une icône de saint Pierre ou de Marie n’est évidemment pas de Dieu, mais elle est quand même une image de quelque chose sur la terre, et cette image, les iconodoules la vénéraient. Pour les iconoclastes, ce culte est idolâtrique selon la deuxième partie de la définition de l’idolâtrie, c’est-à-dire l’adoration détournée de Dieu. Par conséquent, ils cherchaient à détruire les images et du Christ et des saints, les appelant idoles, ainsi qu’à supprimer leur vénération en tant que culte idolâtrique. 2) En deuxième lieu, le concile définit la nature de l’icône, c’est-à-dire ce qu’elle représente comme image. En peignant l’image du Christ, les iconodoules se voyaient accusés de peindre une image soit de la nature divine seule, soit de la nature humaine seule. Cette attaque se fondait sur le dogme du concile de Chalcédoine, en 451, qui spécifiait que le Christ est pleinement Homme et pleinement Dieu. Le Christ a la plénitude des deux natures unies dans la deuxième Personne de la Trinité. Une icône n’est donc pas une image du Fils de Dieu dans sa nature divine, impossible de tous les points de vue, ni dans sa nature humaine seule, séparée de sa divinité. Cette dernière accusation impliquait le rejet du dogme de Chalcédoine, c’est-à-dire l’union des deux natures en une Personne. Les Pères de Nicée II répondirent que l’icône n’est une image ni de la nature divine, ni de la nature humaine, ni des deux ensemble. Elle n’est pas une image d’une nature du tout, mais plutôt d’une Personne, du Fils de Dieu, dans l’aspect visible de sa nature humaine. Une icône est finalement un portrait, c’est-à-dire une image d’une Personne, soit divine, soit humaine selon les traits visibles de la nature humaine. Elle répond aux questions « Qui est-ce ? De qui est cette image ? » et non « Qu’est-ce que c’est ? De quoi est-ce une image ? » « Qui » est un mot lié à une personne ; « quoi », à une chose ou à une nature. 3) Les iconoclastes ne s’opposaient pas seulement à l’existence des icônes du Christ, de la Mère de Dieu ou des saints, qu’ils appelaient idoles, mais aussi au fait que les chrétiens orthodoxes les vénéraient. Ils disaient que les iconodoules offraient latreia, l’adoration, aux icônes par leurs gestes de piété : cierges, baisers, processions, encens, prosternements, etc. Ils ne distinguaient pas entre l’adoration (latreia) et la vénération (proskynésis). Pour les opposants à l’iconographie, non seulement l’icône, par sa nature, est une idole, mais aussi l’attitude et le comportement des chrétiens envers l’image sont idolâtriques parce que ces derniers offraient aux images ce qui appartient à Dieu seul. Les Pères répondirent en distinguant nettement entre l’adoration due à Dieu seul et la vénération que les humains offrent naturellement à des personnes et à des objets dignes d’honneur et de respect spéciaux. Les Pères du concile invoquaient maints exemples bibliques et séculaires où des gestes de respect, tels le prosternement, l’inclinaison, etc., envers des personnes n’impliquaient pas une attitude idolâtrique. Ils citaient le cas classique de l’empereur et son image. Personne ne désignait par le nom idolâtrie le respect manifesté à l’image de l’empereur, surtout un empereur chrétien. Les iconoclastes eux-mêmes vénéraient la croix, comme les orthodoxes, sans s’accuser d’idolâtrie. Les juifs, que l’on ne peut soupçonner d’idolâtrie, vénéraient, et vénèrent toujours, à certaines fêtes, la Torah en se prosternant devant elle. Les Pères attiraient tout simplement l’attention sur la distinction entre latreia et proskynésis, entre adoration et vénération, dans la vie quotidienne pour l’appliquer à la vénération offerte aux icônes. C’était une distinction connue de tous. 4) Les iconoclastes se flattaient de restaurer et de perpétuer la tradition apostolique, telle qu’ils la concevaient, en disant que les premiers chrétiens n’avaient pas d’images et même s’y opposaient. En partie, les iconoclastes appuyaient leur argumentation sur le silence du Nouveau Testament concernant les images chrétiennes. Eux, les adversaires des images, se disaient justifiés de les éliminer faute de fondement évangélique. L’Église avouait que les Écritures gardent le silence sur la question mais défendait la pratique de faire et de vénérer les images comme une tradition utile, bien que non préalablement nécessaire. Cette tradition avait été adoptée par les chrétiens afin de les aider à proclamer l’Évangile. Les Pères prétendaient, également, que cette tradition a ses racines théologiques et historiques dans l’ère apostolique. De toutes les affirmations de Nicée II sur les icônes, cette dernière provoque, de nos jours, un grand scepticisme. Prétendre que le culte des icônes a un fondement apostolique semble tout simplement ridicule à bien des spécialistes d’aujourd’hui. Quand même, les Pères du concile avaient l’intuition que la racine non seulement de la théologie mais aussi de la pratique concernant les icônes remonte aux apôtres. Il faut avouer que le silence du Nouveau Testament et des plus anciens écrits chrétiens sur la question ainsi que le manque de monuments archéologiques rendent difficile une justification historique de cette intuition, mais il ne faut pas comprendre ce silence comme l’affirmation d’une « aniconie » de la part des premiers chrétiens (le mot aniconie est compris ici comme « une absence d’images, de tout art figuratif »). Nous ne savons pas si les premiers chrétiens utilisaient des images ou des symboles dans la prédication de l’Évangile. Nous savons, pourtant, grâce à Tertullien en Afrique du Nord, que vers l’an 200 un évêque catholique avait un calice gravé au symbole du Bon Pasteur, mais nous ne savons pas à quelle époque, dans quelle région ou en quelles circonstances les chrétiens commencèrent à dessiner une image ou un symbole. Rien de scientifique ne nous permet d’ affirmer que les apôtres s’en servaient, mais rien n’empêche non plus de soupçonner qu’il existe une réalité historique derrière l’intuition des Pères de Nicée II. Peut-être l’archéologie et des études plus approfondies jetteront-elles une nouvelle lumière sur ce problème du plus grand intérêt. 5) Les iconoclastes affirmaient que les icônes ne méritent pas la vénération parce qu’elles sont faites de « matière morte » et qu’il est indigne d’associer intimement le Christ et la Mère de Dieu, des personnes éminemment spirituelles, à la matière. Ils niaient, en réalité, que la matière puisse porter le spirituel. Quelle grave négation venant de ceux qui acceptaient que Dieu ait pris chair, dans la matière, et que sa gloire se soit manifestée à travers elle ! En se fondant encore sur l’Incarnation, l’Église affirma que la matière peut très bien porter une réalité spirituelle et en être le véhicule ; la matière n’est pas « morte ». Si Dieu peut s’unir à un corps humain, du bois et des pigments peuvent, par l’entremise de l’image artificielle de Dieu et de ses amis les saints, véhiculer la présence spirituelle de ceux qui y sont représentés. L’affirmation des icônes est l’affirmation de l’Incarnation ; le refus des icônes est aussi un refus, une diminution de la réalité de l’Incarnation. En rejetant la position iconoclaste, l’Église proclamait que la matière en général, et les icônes en particulier, peuvent être « mystérophores », c’est-à-dire qu’elles peuvent porter et communiquer les mystères de Dieu. 6) Finalement, les Pères faisaient la distinction entre l’image et la personne peinte dans l’image, entre le type et le prototype. Les iconoclastes, par contre, selon leur conception de l’image, croyaient que l’image matérielle et la personne représentée sont identiques. Ils fondaient leur attaque contre les orthodoxes sur cette confusion en taxant ces derniers de croire que l’image du Christ et le Christ lui-même sont une seule et unique réalité. Pour les iconoclastes, la seule vraie image est l’eucharistie où celui qui est représenté, le Christ, et ce qui le représente, le pain, sont identiques. La réponse à cette attaque fut claire et nette : les orthodoxes distinguaient entre le type (l’image) et le prototype (la personne représentée). Il y a une différence de nature entre le Fils de Dieu et un morceau de bois et des couleurs qui constituent son image matérielle. Bien que l’une porte la ressemblance de l’autre, l’une n’est pas l’autre. Poussés à la limite de leur logique, les iconoclastes auraient dû affirmer que l’empereur et son image ne faisaient qu’un. Les Pères reprenaient le vieux dicton de saint Basile : « L’honneur rendu à l’image rejaillit sur le prototype », pour montrer le ridicule de la position de leurs adversaires. Nous voyons donc qu’au cœur de la réponse iconodoule se trouve la pleine réalité de l’Incarnation. En assumant la nature humaine, Dieu ouvre le chemin à un art qui n’est pas seulement décoratif, pédagogique et esthétique mais aussi mystérophore, c’est-à-dire capable de refléter et de transmettre les mystères de Dieu et de nous mettre en communion avec les personnes représentées. |
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