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6. L’ICONOGRAPHIE ORTHODOXE EST UN ART SACRÉ Le contraire de sacré est profane. Pour qu’il y ait quelque chose de sacré, il faut des choses profanes. Les deux contraires marchent main dans la main. Notre culture occidentale contemporaine se définit, entre autres, par l’abolition de ces deux pôles. Les spécialistes nomment une telle culture « sécularisée », c’estàdire une société qui définit ses valeurs sans aucune référence à une réalité ou à une vérité qui dépassent le monde que la science peut étudier. Une société imprégnée d’une vision sécularisée ne reconnaît tout simplement pas l’existence d’un des deux pôles : le sacré. Tout est profane, donc rien n’est profane, rien n’est sacré. De ce point de vue, cette distinction n’a pas de sens pour la vie humaine. Même pour bien des chrétiens contemporains, le discours sur Celui qui est entièrement autre, Dieu, se colore de la vision sécularisée. Or, dans ce contexte culturel, l’icône réintroduit le sacré dans notre monde. Le problème, c’est que le mot sacré est très équivoque, il peut véhiculer beaucoup de nuances. Maintes choses peuvent prétendre être sacrées : des idoles, des prostituées, la Bible, une montagne, un drapeau, la famille, etc. Le paganisme gréco-romain a établi un lien entre le monde d’ici-bas et la divinité, sentie mais peu définie, par le truchement des divinités trop humaines, des prêtres et prêtresses, des sibylles, des théophanies et d’autres mécanismes. Le christianisme, au début et depuis toujours, ne se sentait pas à l’aise dans ce monde sacré parce que, pour lui, ce qui importe n’est pas une vague conscience du sacré, mais plutôt la très claire connaissance du Dieu d’Israël. Finalement, les Romains injuriaient les chrétiens en les appelant athées parce que les chrétiens voulaient détruire le monde sacré des dieux. Le contexte culturel contemporain est l’inverse de celui qui prévalait dans les premiers siècles où la foi chrétienne se répandait : notre société a aboli tout monde sacré et l’icône y réintroduit une présence de l’Au-delà. Mais la présence dont témoigne la tradition ecclésiale, que l’icône véhicule en formes et en couleurs, n’est pas le sacré vague et imprécis de l’Antiquité. Ce n’est pas de n’importe quel monde sacré que témoigne l’icône, mais très nettement de Celui qui est la source de toute « sacralité », qui a parlé à Moïse, qui s’est incarné dans le personnage historique de Jésus de Nazareth, qui se fait connaître tant bien que mal dans l’Église et qui nous attend à la fin des temps pour juger les vivants et les morts. Bien que la culture contemporaine se sécularise de plus en plus, il ne faut pas comprendre que les gens n’ont plus faim de Dieu. Le foisonnement des sectes, la multiplication des gourous, l’engouement pour les philosophies ésotériques, la fascination pour les cultes, etc., montrent que l’homme moderne, à un niveau de son être qu’il connaît mal ou qu’il ignore, refuse de se définir uniquement par son univers matériel. Les gens ont faim et un grand nombre de prédicateurs offrent des aliments, souvent avariés. Il y en a même qui, au nom du « sacré », se servent des icônes pour exprimer leur religion syncrétiste et ésotérique : les icônes, au lieu d’annoncer le Christ crucifié, font alors l’objet d’une lecture qui proclame une « sacralité » mystique ou une philosophie gnostique détachées du Dieu d’Israël. Un livre récemment paru en anglais, intitulé Icons and the Mystical Origins of Christianity7, est représentatif de cette tendance, la même dont témoignait saint Irénée de Lyon dans son ouvrage Contre les hérésies. Le phénomène décrit par saint Irénée concernait les carpocratiens, un groupe gnostique du IIe siècle, qui se servaient de l’image du Christ et de celles des philosophes dans leur culte. Il n’est pas surprenant — gênant, oui, mais pas surprenant — de constater que bien des gens profitent de la popularité des icônes, se les approprient pour leurs propres fins et imposent aux icônes un message étranger à celui qu’elles annoncent authentiquement. Et en général, le public, y compris les chrétiens, n’a pas les moyens d’évaluer la vérité de ce qui est dit au nom des icônes. À cause de l’absence, voire du bannissement, de tout discours sérieux sur Dieu dans la culture ambiante, ceux qui sont affamés sautent sans réflexion sur tout ce qui passe, qui donne l’impression d’être religieux, et qui les mène parfois à leur perte. Ce phénomène culturel nous oblige à réitérer la nécessité de maintenir le lien étroit qui existe entre l’icône et la communauté ecclésiale qui l’a produite. Plus l’icône s’éloigne de sa source, l’Église, et de son message authentique, l’Évangile du Christ, plus elle se perd dans la religiosité du sacré. L’iconographie est un art sacré, bien sûr, mais un art sacré chrétien, étroitement lié à la Bible, au Christ, à la tradition ecclésiale. Tout autre message dit sacré qui ne trouve pas sa source là montre ses origines étrangères. Comme dans tout autre domaine, soyons des « consommateurs avertis » du sacré. 7. L’ICONOGRAPHIE ORTHODOXE EST UN ART MYSTIQUE Les mots mystique, mystérieux et mystère évoquent quelque chose de caché mais en même temps exposé, au moins partiellement. Quelque chose d’absolument caché est absolument inconnu, et quelque chose d’absolument connu ne peut rien révéler. Dans les deux cas, le mystère est impossible. L’icône est une image mystique parce qu’elle se place entre la personne cachée, le saint ou le Christ, et nous, c’est-à-dire ceux qui observent. Elle est le véhicule d’une présence personnelle que nous sentons, mais que nous ne saisissons pas. Un mystère, surtout religieux, exige à la fois deux verbes, être et agir. « Être » parce qu’il rend présent un agent qui est, qui existe : au Mont-Sinaï, Moïse a rencontré Celui-qui-est, Dieu, le mystère suprême. Un mystère exige également le verbe « agir » parce que Celui-qui-est agit, est actif ; il opère pour accomplir un but. L’icône est donc hautement mystique, porteuse de mystère — le mot technique est mystérophore — parce qu’elle nous met en contact avec une présence qui peut opérer un changement en nous. La source de cette puissance agissante est avant tout le visage humain. Même dans l’Ancien Testament, lorsque Dieu n’avait pas de visage véritable, la Bible parle souvent de la face de Dieu pour indiquer une rencontre personnelle avec Celui-qui-est. Dans le Nouveau Testament, cette face, au sens figuré, a pris un vrai visage humain afin de rendre sa présence plus intime encore. L’ intimité humaine se développe par le face-à-face. Les amoureux s’interpénètrent en se regardant dans les yeux. Et quand la personne aimée n’est plus présente, une image artificielle, un portrait, une photo, sert de substitut, autant douloureux que joyeux, qui évoque des sentiments dus à l’absence du bien-aimé. Voir le visage du Christ ou d’un intime du Christ dans une icône rend présent le mystère de cette personne. Nul n’est plus aveugle que celui qui ne veut pas voir. Nul n’est plus intouchable par le mystère de l’icône que celui qui ne veut pas être touché. Il n’y a rien de magique dans une icône. Si nous choisissons d’ignorer la présence, si nous fermons notre cœur à son agir, le Christ ne peut rien faire en nous. Donc, bien que la personne représentée dans l’icône soit réellement présente et active, le refus du spectateur neutralise le mystère et aucune transformation ne s’opère. Mais quel est ce changement que la présence personnelle mystérieuse peut opérer en nous ? Rien d’autre que le salut de celui qui regarde et, à travers lui, le salut de la création entière. L’icône n’est qu’un autre moyen, comme les mystères sacramentels, de réaliser le grand plan du Christ dont le but est d’instaurer le Royaume de Dieu. Où l’icône a-t-elle sa place ? Quelle est la monture dont l’icône est le bijou ? Puisqu’elle est elle-même un lieu de communion où le mystère agit, il est naturel qu’elle trouve sa place à l’endroit où la présence du Christ et de ses amis est le plus dense : dans la liturgie eucharistique, dans une église. Tout ce qui s’aligne sur les ondes des énergies divines pour vibrer, pour émettre la « radioactivité » de Dieu, se concentre dans la liturgie. Toute la création est donc présente : architecture, musique, peinture, voix humaine, écriture, encens, huile, pain, vin et, finalement, les hommes et femmes eux-mêmes. Puisque la liturgie est le lieu où le mystère du Christ opère le plus intensément, il n’est pas surprenant que, justement là, nous trouvions les portraits de ceux et celles qui ont accepté de se laisser transformer par le Christ et de vivre dans le Royaume de Dieu. Les autres endroits où on voit des icônes sont finalement des lieux liés d’une façon ou d’une autre à la liturgie eucharistique : les chapelles privées où on prie avec la communauté de fidèles ; les résidences où vit une petite communauté ecclésiale, la famille ; les cimetières où les fidèles attendent la plénitude du Royaume au-delà de la mort ; dans la nature où la voûte du ciel, dans laquelle le Christ Pantocrator veille sur sa création, remplace celle de l’église. Y a-t-il une relation entre le fait que les icônes sont des images à deux dimensions et leur caractère mystique ? Pourquoi les statues à trois dimensions n’ont-elles pas de place à côté des peintures ? Nous avons dit auparavant qu’un mystère qui est trop connu ou saisissable amoindrit son aspect mystique, et c’est précisément la différence entre deux et trois dimensions qui rend les icônes plus aptes à transmettre le sens mystique. Nous pouvons saisir, tenir une statue ; trois dimensions empêchent la perception d’un espace mystique derrière la statue. Derrière une statue se trouve encore de l’espace physique comme devant elle. Une statue est entourée de notre espace, l’espace de notre monde, le même espace qui nous entoure, ainsi que les arbres et les objets les plus ordinaires de la vie quotidienne. Nous ne voulons pas dire qu’une statue du Christ ou d’un saint est incapable de véhiculer un sens mystique mais, selon les principes qui régissent l’iconographie, une statue, une image à trois dimensions dans un monde à trois dimensions, est trop semblable à ce monde pour laisser briller la lumière du Royaume. Par contre, une image à deux dimensions, qui tord déjà la réalité d’ici-bas en projetant une réalité à trois dimensions sur une surface de deux dimensions, sans se soucier des règles de la proportion dite « naturelle », ouvre une profondeur insaisissable « derrière » la surface et facilite l’irruption du monde transfiguré du Royaume de Dieu. À la limite, le bas-relief en bois sculpté ou en métal a sa place à côté des icônes, mais le chemin royal, et mystérieux, demeure les images à deux dimensions. 8. L’ICONOGRAPHIE ORTHODOXE EST UN ART ASCÉTIQUE L’ascèse chrétienne, dans son expression la plus saine, vise à faire régner l'esprit sur le corps, à faire dominer le cœur sur les passions déréglées et déroutantes de l’homme et à réorienter l’homme, un être composite, vers le Royaume de Dieu. Le mot ascétique a souvent mauvaise presse parce qu’il exprime, dans l’esprit de plusieurs, une attitude méprisante envers la matière et le corps. Et, en fait, il ne manque pas d’exemples de chrétiens qui ont compris l’ascèse chrétienne comme une élimination des forces vitales humaines au lieu d’un changement de direction. La tentation païenne opposant l’esprit et la matière a toujours été une tentation diabolique pour le christianisme. Cependant, la création de l’homme et l’Incarnation de Dieu le Verbe, dans la matière, résistent à l’enracinement de cette attitude dans la Tradition ecclésiale. Cette dernière exprime plutôt la vision de la transfiguration de toute la création, la matière aussi bien que l’esprit, voire toutes les dimensions du cosmos, dans le Royaume de Dieu. Une telle vision implique, évidemment, que les forces vitales de l’homme soient dirigées vers Dieu et non vers la terre, vers elles-mêmes. L’ascèse chrétienne est donc l’activité, la lutte, la bataille qui visent à réorienter ces forces vers le hauts. L’icône exprime cette vision 1) pour l’artiste, 2) pour l’icône elle-même et 3) pour l’observateur. D’abord l’artiste, l’iconographe. On suppose que celui qui peint la vision de transfiguration la vit ou, du moins, est en train de vivre la lutte menant vers le but ultime. Le peintre iconographe, qu’il soit homme ou femme, doit luimême se soumettre à la purification de ses propres forces vitales ; il doit s’effacer, « décentrer » sa vie sur lui-même (égocentricisme) et la « recentrer » sur Dieu (théocentrisme). Il doit apprendre à manger pour vivre et non pas vivre pour manger. Il doit être chaste, dans le mariage, dans le monachisme ou dans la vie célibataire ; dans les trois cas, l’énergie sexuelle qui pousse vers l’union s’oriente directement vers Dieu, ou indirectement en passant par l’union consacrée avec son partenaire. En devenant lui-même de plus en plus limpide, transparent, l’iconographe voit que son art se transforme également. Ce qu’il vit se transpose sur ses planches dans les formes et les couleurs de ses icônes qui reflètent non seulement la lutte contre les forces déréglées de l’être humain, mais aussi le fruit de cette lutte : la paix intérieure, la maîtrise de soi, le bon fonctionnement de tous les éléments et de toutes les dimensions de l’homme. L’iconographe ne peint pas pour exprimer son talent. Il ne peint pas pour se faire connaître. C’est une déformation de la tradition de signer les icônes sur la surface peinte comme si le peintre voulait assimiler son œuvre à un tableau quelconque. Bien que la renommée de tel ou tel iconographe, à cause de son talent génial, puisse se répandre, le peintre d’icônes ne devrait pas chercher la renommée comme but ultime de son activité artistique. L’icône elle-même dégage une odeur d’ascèse. Elle fait sentir un monde et des personnages calmes, apaisés, sobres. Toute agitation, intérieure et extérieure, est absente. L’icône donne l’impression que les hommes et les femmes que l’on y voit sont étirés ; les proportions du corps sont exagérées verticalement. La sensualité est réduite et l’accent est mis sur la beauté intérieure plutôt que sur la beauté physique. Lorsque l’on compare les icônes à l’art gréco-romain, par exemple, on sent immédiatement les énergies de deux mondes différents. Sur l’icône de la Pentecôte, nous voyons les apôtres et les évangélistes en cercle. Ils ont l’air tranquilles, comme s’ils étaient en conversation les uns avec les autres. Par contre, le Nouveau Testament raconte qu’au jour de la Pentecôte, les disciples étaient si agités que beaucoup les pensaient ivres. L’icône de la Pentecôte ne montre pas ce que les passants ont vu de l’extérieur mais les conséquences de la réception du Saint-Esprit, de l’intérieur. Nous voyons sur les icônes notre monde, non tel qu’il est maintenant, disloqué, disparate, agité, passionné, mais comme il sera dans le Royaume de Dieu et comme il est en train de devenir par l’ascèse des chrétiens : calme, ordonné, équilibré, harmonieux. Finalement, l’observateur est atteint par la vision ascétique de l’icône. Nous disons « observateur » pour employer un terme neutre parce que tous, en observant, ne se sentent pas invités à entrer dans le monde de l’icône. L’icône n’a pas de pouvoir magique pour forcer les observateurs à la pénétrer. Tout dépend de l’état de l’âme et de l’esprit de cet observateur, comme dans le cas de l’écoute d’un sermon ou de la lecture des Écritures. Si le cœur n’est pas disposé à recevoir le message de l’icône, rien ne peut forcer une personne à l’accueillir. Cependant, l’icône peut exercer une influence inconsciente sur l’observateur ; si celui qui regarde a la moindre ouverture vers Dieu, il sera interpellé par l’icône et attiré encore plus vers Lui. À un moment ou à un autre, par contre, chaque personne doit décider, exercer sa volonté de coopérer avec cette force d’attraction ou d’y résister. C’est à ce point que s’exerce la liberté de l’être humain. L’icône montre le grand respect que Dieu a pour notre liberté. Elle nous appelle, nous interpelle, nous invite, nous attire dans son monde ascétique, mais elle — c’est-à-dire le Christ à travers l’icône — exige une décision consciente pour ou contre la poursuite de la transformation de la vie de l’observateur. |
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