Qu’est-ce que la littérature informatique ?







télécharger 40.07 Kb.
titreQu’est-ce que la littérature informatique ?
date de publication20.02.2017
taille40.07 Kb.
typeLittérature
a.21-bal.com > littérature > Littérature

Qu’est-ce que la littérature informatique ?



Pour être un jour auteur et théoricien multimédia, puis écrivain le jour suivant, je vais essayer d’exprimer, le plus simplement possible en quoi les deux disciplines différent et comment définir la littérature informatique. Comme je suppose le lecteur déjà bien au fait de ce qu’est la littérature, et comme nous savons sa définition hautement problématique, je laisserai à chacun l’occasion de camper sur ses positions, de conserver sa propre idée sur la question. Le domaine de la littérature informatique ayant par contre le bénéfice de la nouveauté, je tenterai de cerner de quoi nous allons parler en répondant à cette question simple : qu’est-ce que la littérature informatique ?

L’association d’idée à la base de l’hypertexte


On pourrait définir la littérature informatique par défaut. Par défaut, donc, elle ne pourrait être réalisée, tant pour l’acte d’écriture que pour celui de lecture, sans l’emploi d’un ordinateur. Ecriture et lecture sont dans une même obligation de moyens. C’est une spécificité unique pour l’heure dans le domaine des arts, que de mettre le récepteur et l’émetteur dans quasiment la même situation en face de l’œuvre : il faut impérativement un ordinateur pour créer une œuvre de littérature informatique comme pour y accéder. Mais de plus il faut que l’ordinateur de lecture soit compatible avec l’ordinateur d’écriture.

On voit que la surface de réception, l’écran, n’entre pas en ligne de compte dans cette ébauche de définition, car qui sait ce que l’avenir nous réserve ! On peut fort bien imaginer une littérature informatique s’écrivant sur un mur, ou sur la surface de nos lunettes de vision, ou encore en trois dimensions, dans l’air. Ce qui importe davantage, c’est le mode de traitement de l’information et la capacité de stockage, sous forme de données numériques, sur lesquelles on s’appuie. Au risque de la tautologie, la littérature informatique est une littérature née avec l’informatique et qui pour l’heure se donne à lire sur un écran.

C’est donc une création extrêmement récente. On pourrait certes en trouver les prémices1 dans les manipulations textuelles – du Yi-King2 aux littératures à contraintes de l’Oulipo3…- qui ont toujours accompagné le courant majoritaire d’une textualité fixiste, intangible. Le texte est un matériau qui se travaille, et avec beaucoup plus de liberté que la tradition de la chose imprimée pourrait nous le laisser croire. Le lecteur, de plus en plus, y a sa part.

Mais continuons dans notre tentative de définition.

Si elle a besoin d’un ordinateur pour l’écriture et la lecture, cela veut dire que sont éliminées de cette définition toutes les œuvres qui, conçues avec un ordinateur, seront par la suite transférées sur du papier. L’ordinateur n’est pas utilisé dans le cas qui nous occupe comme une machine à traitement de texte.

Ce sont plutôt ses facultés de traitement dynamique de l’information, et notamment pour tout ce qui a trait à l’indexation des documents qui nous intéresseront. Associer par un lien unique et aisément manipulable deux éléments séparés, c’est la grande nouveauté permise par l’informatique au cours de ces dernières décennies.

Ainsi, puisque je veux parler du fameux lien hypertexte, il faut revenir à son origine, avant même que les technologies n’en permettent la réalisation. En 1945, un savant américain nommé Vannevar Bush4, imaginait comme le travail intellectuel serait grandement facilité si l’on pouvait indexer facilement des documents, et les appeler à la demande. Si une machine, qu’il formalisait sous le nom de « Memex5 » pouvait suivre les mouvements de l’esprit, qui fonctionne par association d’idées, quel progrès pour tous les chercheurs, pour tous les lecteurs ! Sans le savoir, et avec ce que la technologie de l’époque lui permettait d’imaginer, il décrivait le lien hypertexte. Il décrivait ce que Proust avait si bien écrit, l’association d’idée, qui lie un cahot dans une rue avec tel événement mondain bien antérieur, qui appelle tout un pan de souvenirs à cause d’une simple viennoiserie.

Ted Nelson6, en 1965, puis Tim Berners-Lee7, aux alentours de 1985, devaient réaliser ce rêve de lier entre eux des documents, quels qu’ils soient et où qu’ils soient. Ce rêve de disposer de presque toute la connaissance universelle à partir d’un seul point d’accès.

La littérature informatique, c’est en partie cela : lier entre eux des éléments que l’esprit associe, et permettre au lecteur de choisir s’il désire ou non activer ce lien.

Imaginons que Proust ait signalé que derrière ce cahot de la chaussée allait se dévoiler un événement lointain, dont nous pouvions choisir de prendre connaissance ou non. Que nous pouvions choisir d’entendre la musique qu’il y associait. Que nous pouvions choisir de voir la scène qu’il imaginait. Les odeurs qu’il y associait. C’est ce que la littérature informatique se propose de faire.

Puisque j’ai évoqué la musique et l’image, voilà l’occasion d’aborder la notion de multimédia. Alors que l’origine du lien hypertexte le situe du côté de la gestion des documents, il est très tôt apparu aux premiers utilisateurs du lien hypertexte qu’il pouvait lier également des images et du son.

Ainsi la littérature informatique pourra être - ce n’est pas une condition sine qua non – multi-média.

Par le lien hypertexte, nous pouvons également lier des événements procéduraux de lecture, qui forment ce que l’on appelle l’interactivité. Associer par exemple l’apparition d’une musique au fait de cliquer droit sur une image est un événement. Faire ouvrir une nouvelle fenêtre dans le navigateur lorsque le curseur survole telle ou telle zone de l’écran pré-définie, c’est aussi un événement.

Donc, la littérature informatique serait celle qui a besoin d’un ordinateur pour exister, création comme réception, et dont la manifestation visible fait se côtoyer nécessairement du texte, et accessoirement des images, du son, et cela au sein d’une procédure de lecture qui inclura de l’interactivité.

Pour résumer, la littérature informatique est une littérature assistée par ordinateur, multi-média et interactive. Elle engage l’auteur dans une pratique d’écriture bien différente de celle qui lui fait manier un langage naturel, elle requiert des connaissances techniques spécifiques, elle pose d’emblée parmi ses buts la production d’une œuvre qui n’aurait pu être réalisée autrement. L’écriture informatique n’est jamais une substitution de moyens pour parvenir à des fins identiques. Elle demande au contraire de s’approprier une technologie différente - qui induit une démarche créative spécifique .

L’écriture sur ordinateur est une co-écriture


Ce dont se sont plaints bien des écrivains8, la linéarité de l’écriture, qui fait obligation à l’auteur d’exprimer son sujet selon un ordre immuable - de gauche à droite pour l’écriture alphabétique latine - l’écriture avec ordinateur permet de l’outrepasser.

Sur une surface qui pour l’heure est celle de l’écran, les interfaces graphiques à notre disposition nous permettent non seulement de placer le texte à l’endroit où nous le souhaitons, mais encore de le lier à des procédures de lecture variables à l’infini. Le texte n’est plus cette forme stable imprimée sur une page dans un ordre immuable, il est un corpus variable, que des logiciels, des langages informatiques, permettent de manipuler avec une incroyable liberté. Le texte n’est plus ce corpus définitif auquel le lecteur se trouve confronté, mais cette proposition à laquelle il va pouvoir réagir. Le lecteur n’est plus le destinataire quelconque d’une œuvre universelle, il est l’acteur d’une manifestation multi-médias particulière, voire unique.

Pour l’auteur, le changement constitué par l’écriture sur ordinateur est encore difficilement qualifiable, tant il transforme la nature de l’acte d’écriture.

Et s’il fallait comparer les deux pratiques d’écriture, je dirai que l'écriture de création sur ordinateur demande de faire appel à de plus nombreuses capacités cognitives que l’écriture traditionnelle. Nous ne sommes plus confrontés à une seule connaissance, celle de la langue, par laquelle nous restituons une intention, l’intention de notre écriture ; nous ne mobilisons plus uniquement notre vue et notre faculté de préhension mais aussi notre ouïe ; nous ne manipulons plus un seul objet d’écriture – stylo, plume, ou machine à écrire- , mais nous commandons à plusieurs périphériques, par lesquels nous devons transmettre une information. Mais surtout, nous ne plongeons plus dans une seule mémoire, la nôtre, dans un seul corpus de texte, le nôtre, mais dans une multitude.

Puisque l'outil de création est l'ordinateur, le dialogue que l'on engage au moment de l'écriture se transforme pour le coup en "pluri"logue.

Cette surface blanche en face de soi, qu'il faut remplir non plus de phrases étirant leurs rubans de mots, mais d’écritures, d’images, de sons, qui seront mis en scène au cours de procédures de lecture, devient l’interface par laquelle s'expriment tous ceux qui ont conçu ces machines, ces logiciels, grâce auxquels nous pouvons créer.

La volonté de tel concepteur de programme informatique, dont la lubie était de compliquer à dessein la fonctionnalité de tel ou tel logiciel, nous devons nous y confronter. L’écriture informatique particulière à tel ou tel fabricant, qui en fait sa marque, son style pour tout dire, nous ne pouvons pas en faire l’impasse.

L'impossibilité de seulement prendre un outil simple -crayon, stylo- et de tracer sur le papier des mots, des phrases, et de peu à peu les mettre en ordre, pour au contraire mettre entre soi et sa création tant de médiations transforme radicalement cette expérience de l'écriture que beaucoup ont assimilé à un dialogue (ce dialogue entre soi et soi ou entre auteur et lecteur, ou entre auteur et narrateur, ou entre pulsions et surmoi, etc...), en une expérience de la composition avec le multiple.

Cet écran, ce clavier, ce logiciel, et tous ceux qui sont derrière, avec lesquels je dois composer, non seulement complexifient la création, mais encore la modifient profondément.

Travaillant avec ces nouveaux outils, ces nouveaux langages de programmation, je dois renter en sympathie avec eux sous peine de ne pouvoir les utiliser. Et déjà ils me dictent en partie ce que je vais créer. Je ne suis plus seul avec la langue, je suis un parmi d'autres.

Quand un écrivain "traditionnel" doit, de façon presque dictatoriale, s'imposer aux mots, lutter avec eux pied à pied, et ériger son "moi" en mesure de toute chose, un écrivain informatique devra au contraire devenir caméléon, souple d'échine, surfer habile à capter l'énergie des autres, marcheur dans la foule prompt à en lire les déplacements, la tectonique.

Cette expérience du multiple se continuera au-delà de la création.

La lecture/navigation sur ordinateur, si elle peut se pratiquer seul, se pratique encore mieux à plusieurs. Plusieurs lisant, essayant tel ou tel événement, confrontant immédiatement leurs expériences, leurs interprétations.

Je ne m'adresse plus à une seule personne, ce lecteur potentiel/imaginaire, mon frère mon ennemi, mon semblable, je m'adresse à une foule, hétéroclite, tous parlant en même temps, ne respectant rien de ce que j'ai voulu dire ou faire et c'est tant mieux.

La création sur ordinateur est cette peau de chèvre que les cavaliers afghans se disputent.

Ira-t-elle dans un sens ou dans l'autre, sera-t-elle happée par celui-là, ou par celui-ci, qui va lui donner le sens qu'il entend lui donner, c'est pourquoi elle est souvent proche du jeu.

Alors cette impression de fatigue intense, que j'ai ressentie par exemple après une journée de création en tant qu’écrivain informatique était bien d'une autre nature.

Quand la fatigue d'une journée d’écriture littéraire peut me laisser dans un état où la faiblesse vient toucher l'apaisement, le tourbillon créé par les sauts répétés entre DreamWeaver, Photoshop, JavaScripts, entre texte, images, sons, procédures d’écriture/lecture s'apparente plus à une dispersion, une perte, comme après un long voyage en pays étranger. Les voix qui résonnent dans les logiciels informatiques, le tumulte de la prime jeunesse de ce nouvel art, je les entends quand je pars d’une « page blanche » pour peu à peu construire une œuvre, bricolant dans le HTML, plaçant les Javascripts derrière les bonnes balises.

L’œuvre finale, pour peu que je respecte l’éthique en usage, ne portera d’ailleurs pas que ma seule signature. Derrière l’apparence visible à l’écran, dans le code HTML, facilement accessible à tout lecteur un tant soit peu expert, la signature des différents auteurs de programmes sera là.

Une œuvre de littérature informatique est une co-écriture.

Elle ouvre, comme cela a déjà été abondamment dit, vers une lecture d’appropriation, par laquelle le lecteur deviendra en partie co-auteur de l’œuvre. Grâce aux périphériques à sa disposition – écran, clavier, souris, webcam, joystick – il peut dialoguer avec l’œuvre, lui donner sa trace temporelle. C’est là sa caractéristique la plus forte, et que l’on ne pourra pas réduire à du déjà-connu, sur l’air de « rien de nouveau sous le soleil ». L’œuvre de littérature informatique n’existe que si nous la générons, en tant que lecteur, avec des objets que nous manipulons de façon on ne peut plus matérielle. Elle est réellement interactive, dans le sens où nous pouvons la transformer, grâce à des interfaces.

La littérature informatique n’est pas immatérielle


Si une œuvre de littérature informatique est un objet culturel difficile à définir, parce qu’il n’est pas constitué d’un corpus figé, homogène, comme un manuscrit que l’on pourra reproduire de façon analogique sous forme de livre ; parce qu’il n’est pas constitué d’un objet unique, dont la matérialité fera preuve, comme une peinture ou une sculpture ; parce qu’il n’est pas non plus un art de la scène, ni une installation ; parce qu’enfin il n’est pas ce que Husserl appelle un « objet temporel », à savoir une partition musicale jouée par un interprète, dont le déroulement, la réalisation est synchrone avec son audition - ce n’est pas pour autant que la littérature informatique est virtuelle, ni immatérielle, voire évanescente.

Ainsi, pour d’abord faire la peau à ce mot, « virtuel », si souvent employé pour stigmatiser tout ce qui a trait aux nouvelles technologies, il faudrait revenir à son étymologie : à force de beaucoup le lire, commençait-on à ne plus savoir ce qu'il voulait dire.
La plupart du temps, quand il désigne les technologies du numérique, les jeux, les univers générés artificiellement, etc, il signifie "pas totalement vrai, labile, fugace, instable, voire inexistant", puis, pour cause de faillite de la net-économie, au tournant des années 2000, il est arrivé très vite à signifier "illusoire, faux, chausse-trappe, miroir aux alouettes".
Or, ce qui est virtuel n'étant pas forcément synonyme d'inexistant, et encore moins de piège à bredin, on arrivait difficilement à cerner la réalité de ce que l'on désignait, et pourquoi ce mot semblait porter sur ses épaules tous les défauts du monde.
Un détour par le dictionnaire étymologique plus tard, on se rendra compte que "virtuel" vient du latin virtus, virtutis, vaillance, force physique, et par-delà, "vir", l'homme.
Quel rapport avec le mot "virtuel" tel qu’on l’entend aujourd’hui ?
A mi-distance de l’origine latine et de nous, l’ancien français nous propose, au XII° siècle, le mot "vertu", qui signifie "pratique habituelle d'un bien", puis au XIII° siècle "propriété d'une substance".
Le virtuel, pour le restituer dans sa vérité historique, est donc ce qui possède la qualité d'une substance, sans en posséder nécessairement la jouissance immédiate, ni la réalité.
Cela ne veut pas dire que ce qui est virtuel est inexistant, loin de là.
Le virtuel, pourrait-on dire, est tellement assuré, tellement "fort", qu'il n'a pas besoin de se donner dans sa pleine manifestation matérielle. "Virtuel" signifiant l'état potentiel de la chose, par opposition à son état pleinement réalisé, retrouverait dès lors une sorte de lustre, que le langage courant, par malice sinon par vengeance, a voulu à tout prix lui faire perdre.
Quand j'entends maintenant un chroniqueur prononcer ce mot, ou l'écrire, avec une nuance de mépris pincé, je ne peux m'empêcher de penser à une sorte de retour du refoulé, d'autant plus qu'il se fait à l'endroit d'un mot qui signifie dans sa toute première origine la "virilité", et que ce que l'on entend flétrir a le sens exactement inverse de ce que l'on croit.
Virtuel, alors, je veux bien l'endosser, au titre de la littérature informatique : restant dans le fragile moment qui précède la pleine jouissance, cette littérature garderait de ce suspens indéfini une faiblesse qui serait tout près de la force, et une force qui se rappellerait toujours de sa possible inanité.

Cette « virtualité » enfin, réalisée par le truchement de plusieurs couches de langages informatiques - qui s’empilent les uns sur les autres, comme les langues naturelles se superposent sans totalement se recouvrir – ne peut se manifester sans le concours de plusieurs périphériques. La littérature informatique est un art dépendant d’une technologie bien précise. Mais la littérature telle que nous la connaissons n’est-elle pas née avec l’invention du livre imprimé ?

L’écran est certainement la forme la plus amenée à transformations dans le futur. Pour l’heure, il est rectangulaire, souvent disgracieux, il fait mal aux yeux, et les couleurs qu’il restitue sont on ne peut plus aléatoires. Par son scintillement blafard, par la douleur dont il nous afflige, par son effet de piège à papillons nocturnes, on peut lui trouver beaucoup d’intérêt, sinon de charmes. Du fait que tout emploi de bureau, maintenant, et de façon universelle, partout où des emplois de bureau existent, ne se conçoit plus sans cette fenêtre sur les flux de chiffres et de données qui nous constituent presque davantage que la matière et que, regardant, lisant une œuvre de littérature informatique, je me cale dans cette même attitude, penché devant l’écran, les doigts pianotant nerveusement sur le clavier, la main caressant une souris ou une surface sensible, le corps s’alourdissant vers son milieu, ventre s’arrondissant, fesses devenant monstrueuses, je peux retrouver ce que devrait être une des ambitions de la littérature, traquer le lecteur, le questionner dans sa façon de vivre la plus contemporaine, triviale, et jusque dans son attitude physique la plus commune.

Par l’écran, j’accède à l’œuvre de littérature informatique, et c’est là son seul intérêt. Il donne une visibilité à l’œuvre, il lui offre sa manifestation temporelle, sa trace.

Fragile, dépendant d’une infrastructure technologique importante, dont rien n’assure la pérennité, il nous renvoie au caractère incertain de cette littérature, à mi-chemin des arts du spectacle, des arts de la partition interprétée, et des arts de l’objet.

La souris, d’invention récente9, ou la trackball, encore plus récente, ou tout autre dispositif de dialogue avec l’ordinateur par manipulation, pourrait parfois être prise pour une recomposition d’un geste plus ancien, comme tourner une page, étendre un rouleau de papyrus, déplier un codex. La main intervient dans l’œuvre. Elle ne peut pas la toucher, l’œuvre, elle en effleure une des apparitions.

Le pli et le repli, qui sont d’abord l’obligation matérielle de la réunion de l’œuvre écrite sur papier, papyrus, chiffon, puis la figure métaphorique de l’œuvre écrite, qui se love dans les plis d’un livre, avant d’aller habiter les replis de la conscience, ne font plus sens. La souris, hybride de la machine et du corps de l’homme, par quoi nous nous engageons physiquement dans l’œuvre, ne fait que survoler, avant de cliquer, plonger. Elle ne plie ni ne déplie. La main habitant la souris ne refait pas différemment un geste ancien, elle en invente un nouveau.

L’univers numérique par elle organisé, à coup de clics, doubleclics, survols, glissé-déposé, est un univers de juxtapositions temporaires, signifiantes pour le temps où nous leur trouvons une résonance avec notre esprit. Ce que nous construisons avec la souris, les blocs de documents que nous accolons, comme une photographie mouvante, un vidéo clip in progress de notre conscience, le prochain arrêt de la mémoire centrale de l’ordinateur - pour peu que nous n’ayons rien enregistré - l’aura effacé. La souris dessine l’archipel temporaire des documents qui nous constituent, elle leur donne la proximité qui nous révèle, et aussitôt après les enfouit dans le plus lointain, dans l’inexistence numérique. La souris ne plie ni ne déplie, elle lisse la surface des choses, tisse des liens d’araignée, puis découd, détisse, défait.

Elle a de la main ce contact aisé, poignée, caresse, signe, effleurement, elle a de la machine son mouvement circulaire, sa capacité d’accumulation vertigineuse, sa pulsion morbide vers l’objet. La souris décrit un monde rond, saturé d’informations, sur lequel nous dessinons de nouvelles arabesques, nous découpons des territoires instantanés, fugaces. Ce que nous sommes, c’est l’entrecroisement de ces cercles, leurs sous-ensembles communs.

Ronds eux aussi, le disque dur, le cd-rom, les contenants d’aujourd’hui le sont et plats ou de faible épaisseur. Sur eux, et de façon quelque peu fétichiste, nous comptons pour stocker nos documents, nos œuvres.

Disque solaire miniature, tapi dans le fond de l’unité centrale, le disque dur, si bien nommé, et son allitération si parlante dans notre langue française, ce redoublement de consonnes dentales, dont la dureté vaudrait preuve, et pallierait une matérialité si fragile, si incertaine, n’est jamais assez gros, jamais assez accueillant. Quand bien même nous n’aurions que du texte à lui confier, il se devrait d’accueillir bien davantage que l’essentiel : le disque dur n’est pas là pour ça. Il doit rassurer, cave, garde-manger, assurance contre des temps difficiles, réserve de savoirs, preuve même de notre puissance intellectuelle, de l’étendue de nos connexions. Le perdre, c’est perdre une partie de son âme.

Pourtant, cette puissance de stockage, de rétention, n’est pas infaillible, loin s’en faut. Les données stockées sur disque dur, ou sur les supports issus du CD (cd-rom, DVD…) ne sont pas encore assurées d’une conservation éternelle. C’est là une des principales faiblesses de la littérature informatique. Son format technique n’est pas encore stable.

Les données stockées sous forme numérique dans le disque dur ont besoin, pour accéder à la visibilité, sans quoi l’œuvre n’existe pas, de périphériques, de logiciels et de langages standardisés. Qu’advienne une révolution dans les formats techniques, comme l’informatique en a connu un certain nombre au cours des dernières décennies, et les œuvres ne seraient plus accessibles, sinon difficilement.

Nonobstant, le pari de la littérature informatique n’en est pas moins ouvert. Comme la littérature imprimée l’a souvent fait, elle tente de concilier ce besoin du récit, que Paul Ricoeur10 considère immanent à l’homme, et comme une résultante de l’invention du langage, avec un questionnement sur les supports matériels de sa manifestation.

C’est même une des caractéristiques les plus fortes de la littérature informatique : elle ne cesse de s’interroger sur elle-même, elle avance en projetant un faisceau de lumière devant elle – de peur de ne pas trouver son chemin.

Xavier Malbreil



1 CLEMENT JEAN, L’hypertexte de fiction : naissance d’un nouveau genre ? in Colloque de l’ALLC, Sorbonne
22 avril 1994 , http://hypermedia.univ-paris8.fr/jean/articles/allc.htm

2 Traité divinatoire chinois

3 Ouvroir de Littérature Potentielle

4 VANNEVAR BUSH, Comme nous pourrions le penser, in : Connexions, recueil d'articles présenté par Annick Bureaud et Nathalie Magnan, Editions ENSBA

5 Memory Extender, soit traduit littéralement, extenseur de mémoire.

6 TED NELSON, créateur du mot « hypertexte » en 1965, pour les besoins de son projet de bibliothèque virtuelle universelle, Xanadu.

7 TIM BERNERS LEE, Inventeur du langage HTML, qui permet de mettre en application le lien hypertexte.

8 Pour exemple : Théophile Gauthier, Capitaine Fracasse, « L’artifice de l’écrivain a cette infériorité sur celui du peintre qu’il ne peut montrer les objets que successivement. »

9 DOUGLAS ENGELBART en 1968. Invention reprise en premier par la firme Apple.


10 RICOEUR PAUL, Temps et récit, Seuil.

similaire:

Qu’est-ce que la littérature informatique ? iconLa littérature informatique
«littérature informatique» peut sembler à certains comme le mariage de la carpe et du lapin, je vais donc en expliquer le sens

Qu’est-ce que la littérature informatique ? iconPour une méthodologie d’approche critique des œuvres de littérature informatique
«littérature informatique» en français et Letteratura elettronica ou letteratura digitale en italien

Qu’est-ce que la littérature informatique ? icon000 – informatique information 04 Informatique

Qu’est-ce que la littérature informatique ? iconCours Introduction : Informatique et littérature
«neuromancer», avait imaginé une matrice sur lesquelles se branchent les gens pour vivre une seconde vie

Qu’est-ce que la littérature informatique ? iconLa critique
«La "mauvaise" littérature, c'est celle qui pratique une bonne conscience des sens pleins, et la "bonne" littérature, c'est au contraire...

Qu’est-ce que la littérature informatique ? iconProgrammes informatiques
«Informatik» est créé par l'ingénieur allemand Karl Steinbuch dans son essai intitulé «Informatik: Automatische Informationsverarbeitung»,...

Qu’est-ce que la littérature informatique ? iconEssai I. Repérer les arguments
«accidents informatiques» (une erreur de comptes dans une entreprise ou même l’explosion d’une fusée ! Toutefois, une erreur est...

Qu’est-ce que la littérature informatique ? iconLittérature comme «maison du jouir»
«La littérature maghrébine de langue française au tournant du 21ème siècle : Formes et expressions littéraires dans un monde en mutation»...

Qu’est-ce que la littérature informatique ? iconI. De la didactique du français à la didactique de la littérature...
«conception étriquée de la littérature, qui la coupe du monde dans lequel on vit» (T. Todorov) et de donner du sens à la lecture...

Qu’est-ce que la littérature informatique ? iconLittérature et art
«d’éclaircissement mutuel des arts.» C’est un acte fondateur de ces recherches, ce domaine a longtemps été considéré avec méfiance,...







Tous droits réservés. Copyright © 2016
contacts
a.21-bal.com