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Kurt Ryslavy J’ai proposé à Kurt que nous trouvions ensemble un moyen qui représenterait le mieux ses multiples activités. Ce sera dans le petit lieu dont je m’occupe à Paris : Le Commissariat. Multiples activités car Kurt est à la fois «le» négociant en vins autrichiens de Bruxelles, si ce n’est de toute la Belgique, un artiste qui utilise tous les médiums (peinture, proposition de dispositifs, installation, photographie, etc.), et collectionneur attentif d’art contemporain, de mobilier et d’objets rares. Alors bien sûr tout cela nous place dans plusieurs réseaux, différents économiquement, et plusieurs modes de vie (producteur, commerçant, consommateur), déclenchant des attitudes qui peuvent, quand on ne connaît pas l’individu, paraître contradictoires. Tout cela pousse aussi le commissaire d’exposition contre les murs : comment mettre en scène, dans l'espace fictionnel de la galerie, cette sophistication ? On apprend lentement à négocier avec la diversité et la profondeur des formes visuelles, mais la complexité d’un individu, la multiplicité de ses positions, semble être un terrain moins exploré. Il faudrait presque parler, dans ce cas, de l’exposition d’une psychologie particulière. Et si Kurt m’a appris quelque chose, et ce à quoi il resterait rivé, en faisant voler en éclat l’idée d’un style, d’une forme, d’une pratique plastique ou encore des espaces consacrés à l’art, des formes traditionnelles, des repères rassurants que sont les œuvres, c’est que, à un moment donné, la forme plastique pourrait être insuffisante... Voilà le concept. Kurt rejoint ici les artistes conceptuels de la frange du happening, mais aussi et surtout Marcel Broodthaers, qui plane sur toute sa pratique, comme sur une grande partie de la scène belge. Ce dernier n’a-t’il pas dit : « Je ne crois pas au cinéma, pas plus qu’à un autre art. Je ne crois pas non plus en l’artiste unique ou en l’œuvre unique. Je crois à des phénomènes et à des hommes qui réunissent des idées »1. L’apport, en tant qu’art conceptuel, de la pratique de Broodthaers, n’est pas tant qu’elle aurait, comme ses contemporains américains, dépassé la matérialité, et donc le caractère de marchandise de l’objet, mais surtout que cette pratique pense l’idée comme étant aussi le prétexte, la source à des échanges humains de toutes sortes. Car qui est intéressé par un quelconque dépassement de l’œuvre par l’œuvre ? Bien sûr la condition symbolique des objets ne va cesser d’être questionnée avec ses modes de diffusion, de production, de légitimation, et Broodthaers était un habile spéculateur. Il rappelle cependant que chaque chose est phénomène, sujet à changements et interprétations fluctuantes, et que le plus important, là où l’énergie se crée, c’est dans l’esprit des individus et dans la réunion des concepts, des projets et des gens. La production plastique Avant de devenir commerçant, Kurt Ryslavy était surtout un peintre à la peinture abstraite et opaque, vaguement expressive. Cette activité lui a permis, à Vienne, de devenir proche d’artistes comme Franz West, qui, lui aussi, n'avait pas beaucoup de succès au début des années 80. L’échec est récurrent, notre artiste doit trouver autre chose. « Bien que je ne fus pas une star (et que mes moyens de subsistance ne pussent matériellement se dégrader davantage), je me laissais inspirer par cette atmosphère fatale (...) au point d’élaborer une forme bien plus extrême de conceptualisme : la fondation de ce que l’on pourrait nommer une existence bien bourgeoise. Je voulais, pour ce faire, essayer de me lancer dans l’importation de vin. Il est vrai que je ne disposais pas d’une expérience professionnelle sérieuse - en dehors d’une consommation personnelle excessive - mais j’avais suffisamment d’agressivité et de mépris pour les idées reçues (...). En outre, j’avais contracté un crédit qui me contraignait à une certaine régularité dans mes revenus. » À rapprocher du fameux « Moi aussi je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie. (...) L’idée enfin d’inventer quelque chose d’insincère me traversa l’esprit et je me mis aussitôt au travail. » Broodthaers, encore lui. Sauf qu’à ce stade Kurt Ryslavy n’abandonne pas sa pratique artistique. C’est le fait de devenir négociant qui va devenir sa pratique en plus d’une production plastique qui persiste et assiège différents médias. La donne est de plus en plus complexe. Kurt va peindre ses factures, exposer ses peintures pour décorer les salons professionnels (des monochromes bordeaux du meilleur goût), se focaliser sur sa signature, des slogans simples. Et vice versa, il va demander aux serveurs d’un restaurant qui est son client de réaliser des pièces à partir des processus qu’il aura inventés, sa contribution à une exposition sera d’offrir les boissons du vernissage (pour une dégustation à l’aveugle), revendiquer ses pancartes de stand comme sculptures. J’en passe et des meilleures. C’est un travail contextuel, avec sa dose de farce, pour lequel tous les moyens sont bons. Tous les moyens, d'accord, mais aussi tous les lieux. Plus basiquement, il va faire jouer un comique populaire, à sa place, pour une de ses performances, ou améliorer, de toutes les façons imaginables, le cadre, le contexte d’une exposition (repeindre, offrir un vernissage classieux, insonoriser). C’est aussi un jeu de cache-cache, où l’artiste est tour à tour invisible, et respectable civil, (anti-)héros. Il pointe en permanence ce qui transforme un objet ou un geste incongru en art pour en chercher les limites, et c'est une interprétation bête. Partant du « cumul de mandats » de Mr Ryslavy, un autre degré d’interprétation révélerait que Kurt concrétise, en toute discrétion, la fantasme des années 60 qui consiste à mêler art et vie. Nous verrons que cela est plus compliqué qu’il n’y paraît. Mais ce mélange peut produire un discours critique sur les activités humaines : sont-elles hiérarchisables et sous quels critères ? Est-ce que, finalement, être artiste est plus important que d’être médecin ou professeur de mécanique ? Qu’est-ce qui, en essence, différencie un banquier, d’une vendeuse de paninis ou d’un interprète de musique du Moyen-Age ? Quelle est la jonction entre un métier que l'on s'attribue (par plaisir ou obligation) et un mode d'être ? Évidemment les activités humaines sont classées et elles seront, selon les systèmes de valeur, jugées plus ou moins bénéfiques à la société, voire, dans certain cas paraît-il, à la civilisation. Or un critère semble particulièrement révélateur : celui de l’épanouissement individuel, qui va avec l’idée de sincérité (difficile de s’épanouir quand on agit contre son gré toute la journée). Quand Broodthaers revendique une mauvaise foi, un travail « insincère », tout en clamant parallèlement sa vocation de poète, Kurt Ryslavy, pris de cours, amateur de vin, déclare qu’il veut devenir un bon bourgeois, à contre-courant de l’image d’Épinal dont on affuble les artistes, par provocation au moins. Comme si, d’un autre coté, on ne pouvait faire plus sincère, plus authentique, que l’idée de vouloir visiblement vivre confortablement. Voilà pourquoi il n’y a pas de masques chez Kurt Ryslavy, il est maintenant marchand et artiste, ses activités s’interpénètrent dans la réalité, dans ses actions et, d’une manière indiscernable, en lui. En outre, que l’on vende du vin ou de l’art, on tire profit de la jouissance des autres, et on aura plus ou moins (parfois pas du tout, parfois totalement ou artificiellement) participé à l’éveil ou l’éducation de ce plaisir. Kurt Ryslavy est un pédagogue. Notons une autre différence avec Broodthaers. Si ce dernier pourra être vu comme un peu paresseux, et toujours dans un système de survie souvent mis en scène, Ryslavy part à l’inverse dans une hyperactivité et, pour tout mener à bout, il recycle. L’accumulation et l'échange de capital symbolique Kurt Ryslavy est entouré d’œuvres, celles qu’il achète, qu’il va peut-être vendre, qu’il produit. Parce qu’avoir une maison de collectionneur, confortable, décorée avec goût, c’est bon pour le business. En fait Mr Ryslavy est fin collectionneur, sûr de son œil, qui sait, en plus, bénéficier de ses contacts sur la scène artistique ; il est l'as du réseau. Finalement il s'est créé une sorte de musée privé. Il suffit d'appeler le propriétaire pour le visiter librement. Faire regarder ses collections prend plusieurs rôles et significations et produit un étrange rapport entre le lieu et le public volontaire. La maison devient une sorte d'espace dont les fonctions sont renégociées. À la fois espace public et privé, dans lequel l'individu est isolé, lieu de vente et de négociation, lieu où l'artiste vit bien sûr, atelier , bureau et exposition permanente. Cerise sur le gâteau, l'endroit permet à Kurt Ryslavy, en douce, de légitimer ses propres productions plastiques ou de faire, au moins que l'on s'attarde dessus : une entreprise d’auto-légitimation. Kurt Ryslavy nous avait prévenu, il cherche l'autonomie. Qu’une œuvre passe, cependant, de l’atelier où elle est peinte au salon du collectionneur où elle pourra être entourée d’un Franz West et d’un Richard Hamilton est un peu outrancier. Quid des intermédiaires habituels que sont les galeristes, musées, centres d’art ? Ironie du sort, Kurt Ryslavy montre rarement sa peinture dans les structures de l’art contemporain. En toute logique, c’est une pratique plus particulièrement proche de la critique institutionnelle qui est montrée dans l’institution. Il garde la peinture abstraite pour les acheteurs d'alcool. Dans le musée public donc, un jeu sur l’enrobage et le contexte, et une pratique austère et discrète ; à la maison : des peintures qu'on pourrait qualifier de « loisir ». Pour comprendre un autre avantage qu’il y a à habiter la maison d'un collectionneur qui n'est autre que soi-même, il faudrait revenir aux inventeurs de la sociologie comme Torstein Veblen et son principe de « consommation ostentatoire ». En cumulant les signes extérieurs de richesse, mais en en sélectionnant que les plus cultivés, les plus esthètes ou les plus anecdotiques, Kurt Ryslavy présente une distinction de classe sur mesure vis-à-vis de ses clients en vin. Le salon de dégustation devient l’endroit où se déroulent beaucoup de ses négociations, c’est-à-dire aussi, en quelque sorte, son deuxième atelier. Aménagé dans le moindre détail, la mise en scène comprend aussi la présence de sa femme de ménage, signe définitif de luxe comme d’un agenda chargé. Apparemment au moins les affaires prospèrent. Enfin, un goût pour le vin et l’art montre vraiment que l’on s’attache à ce que la société a de plus noble. La femme de ménage, photographiée, vient aussi montrer les activités de Kurt Ryslavy, elle devient par ailleurs une sorte d’insigne de pouvoir. Donc, de même qu’avec les peintures abstraites affichées, nous ne sommes plus seulement dans une consommation ostentatoire mais aussi dans une « production ostentatoire », de la fabrication qui joue l’autodérision et les statuts sociaux, jusqu'à parfois, sporadiquement, mimer le machisme ou la sainteté morale, sorte d'aveu de faiblesse sardonique, le coté obscur et ironique de l'autoportrait. Toutes ses activités se transforment dans ce contexte en artefacts, tout en restant, par la force des choses, bien réelles. Le mythe et le jeu des interprétations contradictoires et multiples Peut-être que la pratique de Kurt Ryslavy, tout en pointant de façon acerbe ou avec humour le monde de l'art d'aujourd'hui, produit, nous l'avons déjà signalé, une sorte d'autoportrait vivant. Le geste de l'artiste serait donc perceptible dans la facture de ce portrait d'abord, mais aussi ce qu'il choisit de montrer autour de lui, vu dans un miroir. « L’intérieur est le refuge de l’art. Le collectionneur est le véritable occupant de l’intérieur. La transfiguration des choses, il en fait son affaire. La tâche qui lui incombe est digne de Sisyphe : il doit, en possédant les choses, les dépouiller de leur caractère de marchandise. Mais au lieu de la valeur d’usage, il ne leur prête que la valeur qu’elles revêtent pour l’amateur. Le collectionneur se transporte en rêve (...) dans un monde meilleur où (...) les choses se trouvent dispensées de la corvée d’être utiles. »2 L'art, celui que voit un amateur dans la maison de Kurt Ryslavy, transcende la qualité de marchandise, ou les fonctions pratiques, d'un objet pour lui attribuer une valeur supérieure. Le tableau abstrait, celui que voit un acheteur de vin dans la même maison, est le signe d'un commerce florissant, car il s'inscrit simplement dans une consommation de luxe. Un même environnement va donc représenter des idéologies, des cultures, contradictoires selon la personne qui y intervient. C'est pourquoi nous disons que l'autoportrait de Kurt Ryslavy est vu dans un miroir, et le miroir pivote pour lui faire attribuer, ainsi qu'à son entourage, différentes positions. Un pivot bien huilé car, sporadiquement, le reflet montrera plus l'interprète, le regardeur, le spectateur, l'acheteur que Mr Ryslavy. Il montre des réflexes de lecture. Alors, s'il échappe aux jeux de masques et de mauvaise foi, il n'échappe pas à la représentation et à un enchevêtrement complexe de « mythifications ». Elles ont été anticipées. « Depuis la parution en 1957 des Mythologies de Roland Barthes on comprend qu’il faut définir les processus de la réception culturelle comme étant, essentiellement, la sujétion du langage primaire aux intérêts d’un langage mythologique secondaire, celui de l’idéologie. Comme le soutient Barthes, il est clair que le langage artistique reste plus susceptible aux appropriations par trop intéressées des exigences de l’idéologie bourgeoise que n’est le langage poétique et mathématique dont l’autonomie les protège contre toute interprétation et sur-imposition d’un sens secondaire. Cependant, Barthes donne un aperçu de la stratégie esthétique qu’il nomme processus de mythification secondaire. Il s’agit de la création d’un mythe fictif qui anticipe dans le cadre esthétique, lui-même, par imitation, son destin final de mythification. »3 On en revient donc à la décision de Kurt Ryslavy quand il annonçait vouloir vivre bourgeoisement : il agit par anticipation dans la construction de son décor de vendeur, mais aussi, ce qui est plus difficile à avaler, dans sa productions de peintures, de dispositifs, de gestes ou d'attitudes artistiques. Cette anticipation est aussi une multiplication des appels à la mythification, au jeu avec les significations secondaires. Partant, l'absence volontaire d'objet viable, d'œuvre physique stable, est palliée par une surabondance de codes, de matériau à interprétation, existant parce que les objets quelconques ou non de son quotidien, tout comme son mode de vie lui-même, créent, avec leurs contradictions apparentes, un geste artistique unique. Et bien qu'il ne puisse être perçu de front, il n'en a pas moins une intentionnalité forte. En agissant, par conséquent, en anticipation et multiplication des idéologies (bourgeoises) soulignées par Buchloh, non pas dans le but de les détourner ou de changer leurs contenus ou leurs modes d'apparition, mais plutôt de les décadrer par ses activités de commerçant, de collectionneur et d'artiste, Kurt Ryslavy dévoile les contenants, les cadres moraux et matériels de chacune de ses professions, une sociologie complète de l'art. Alors la pratique, si difficile, de la personne qui a acheté sa liberté peut-être pour en abuser, part aux confins du non-sens, de l’injustifiable, en restant logique avec celui qui la crée et la société. 1 Interview de Marcel Broodthaers, Trépied, n°2, février 1968, Bruxelles 2 Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXè siècle, Œuvres III, éditions Folio Gallimard p.57 3 Benjamin Buchloh, La fiction du musée de Marcel Broodthaers, in Museums by Artists, A A: Bronson - Peggy Gale (eds.), Art Metropole, Toronto, 1983, p.47 |
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