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« Oui, sans doute, il faut que j’aie fait sans que je m’en aperçusse un saut de la veille au sommeil, ou plutôt de la vie à la mort ». Il faut prendre la psychanalyse avec des pincettes. Mais si on essaie de se livrer à une lecture de l’inconscient de Rousseau, la présence dans ce passage du mot « mort » qui revient, contredit cette sérénité affichée. De plus, la mort représente tout ce qui est lié à l’angoisse. « Mes agitations, mon indignation me plongèrent dans un délire qui n’a pas eu trop de dix ans pour se calmer ». Cela renvoie environ à la date de 1766, la date du séjour de Rousseau en Angleterre, chez Hume, où il prend conscience d’un prétendu complot de la part du philosophe et des encyclopédistes. L’imprécision temporelle (« quinze ans et plus », « pas eu trop de dix ans ») ne manque pas de cohérence : Rousseau fait référence aux deux types de complot existant : celui de la persécution des autorités (quinze ans) et celui de ses anciens amis (dix ans). De façon semi-consciente, Rousseau, qui se prétend serein, dans les trois paragraphes liminaires des Rêveries, nous lire la totalité de ce qu’est pour lui le complot (cela est dû au choc de 1762 et au fantasme de 1766). Chez Rousseau, il faut toujours lire entre les lignes. Les paragraphes suivants marquent un retour progressif à la sérénité du début : « Il n’y a pas deux mois encore qu’un plein calme est rétabli dans mon cœur. Depuis longtemps je ne craignais plus rien, mais j’espérais encore, et cet espoir tantôt bercé tantôt frustré était une prise par laquelle mille passions diverses ne cessaient de m’agiter. Un événement aussi triste qu’imprévu vient enfin d’effacer de mon cœur ce faible rayon d’espérance et m’a fait voir ma destinée fixée à jamais sans retour ici-bas. Dès lors je me suis résigné sans réserve et j’ai retrouvé la paix ». Cette paix retrouvée, elle est néanmoins toute récente. Dans cette première Promenade, rien ne vient nous éclairer sur cet événement qui a décidé de son retour au calme. Il y a là un procédé de flou, comme si Rousseau voulait nous manifester qu’il n’écrit plus que pour lui-même. La fin de cette première Promenade va dans ce sens, le sens d’une sérénité retrouvée ; mais derrière les lignes, l’angoisse profile encore son ombre. La huitième Promenade va nous permettre d’y voir un peu plus clair. Contrairement à la première, elle présente une chronologie plus linéaire. Une fois de plus, Rousseau affiche l’indifférence paradoxale à laquelle il est parvenu. Il se pose malgré tout une question : « Comment en suis-je venu là ? » (c’est-à-dire à ce qui avait été annoncé dans la première promenade). Cette question va être suivie de tout un paragraphe consacré à la découverte de son état psychologique : « Car j’étais bien loin de cette disposition paisible au premier soupçon du complot dont j’étais enlacé depuis longtemps sans m’en être aucunement aperçu. Cette découverte nouvelle me bouleversa. L’infamie et la trahison me surprirent au dépourvu ». Rousseau est explicite : ce complot qui le plonge dans le délire, c’est le complot de ses anciens amis (le mot « trahison » ne peut en effet s’appliquer à la persécution des autorités...). Rousseau va montrer comment à partir de cette découverte, il va entrer dans son délire de persécution. « Quelle âme honnête est préparée à de tels genres de peines ? Il faudrait les mériter pour les prévoir. Je tombai dans tous les pièges qu’on creusa sous mes pas, l’indignation, la fureur, le délire s’emparèrent de moi, je perdis la tramontane, ma tête se bouleversa, et dans les ténèbres horribles où l’on n’a cessé de me tenir plongé je n’aperçus plus ni lueur pour me conduire, ni appui ni prise où je pusse me tenir ferme et résister au désespoir qui m’entraînait ». Voilà l’aveu d’un mélange de désespoir et de folie. Rousseau a conscience, donc, d’avoir traversé une période de folie. Le reste de la huitième promenade va chercher à expliquer comment Rousseau a pu malgré ces épisodes de folie connaître la détente, trouver la sérénité (il y a un balancement entre ses périodes de délire et ses périodes de sérénité) : « Comment vivre heureux et tranquille dans cet état affreux ? J’y suis pourtant encore et plus enfoncé que jamais, et j’y ai retrouvé le calme et la paix »... Rousseau essaie de se comporter en historien de sa crise ; il prétend n’écrire que pour lui-même. Mais l’émotion l’emporte sur la narration. Mais le lecteur comprend cependant que le vrai complot qui a fait sombrer Rousseau dans la folie, c’est la trahison des amis ; ce qui pose la question de la paranoïa, ou plutôt de la certitude de ce complot universel qui l’entoure. Il n’y a pas une seule Promenade qui y réchappe. La Promenade qui respire la sérénité, réellement, c’est la cinquième, dans le paradis de l’île Saint-Pierre : « Quand le soir approchait je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m’offrait l’image : mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun secours actif de mon âme ne laissait pas de m’attacher au point qu’appelé par l’heure et par le signal convenu je ne pouvais m’arracher de là sans effort ». Ce court passage est le comble de la sérénité retrouvée. Mais malgré cela, on trouve aussi dans la cinquième Promenade les traces de la « ligue universelle »... Rousseau va tenter de recenser ceux qui sont ligués contre lui. Pour désigner ce complot, il parle de « ligue universelle », de « commun complot », d’ « accord unanime », d’ « animosité toujours active de toute la génération présente qui l’ont proscrit » (mot très fort, qui désigne celui qui est rejeté de la communauté des hommes), lui, le plus sociable des hommes. Rousseau désigne ainsi l’ensemble des philosophes par des termes tels que « toute la génération présente », l’adjectif « tous » qui revient sans cesse, ou « unanime » et « de commun »... La paranoïa de Rousseau englobe dans le complot la postérité ! Il a la conviction que ses ennemis de la génération présente vont faire en sorte que la postérité elle-même rejettera Rousseau. Il n’a d’ailleurs pas entièrement tort (au moins pour la première partie du XIX° siècle). Avec cette projection dans l’avenir, on peut se dire que, quoi qu’il en dise, Rousseau n’écrit pas que pour lui-même ; en se préoccupant ainsi de la postérité, il montre qu’il écrit aussi pour d’autres et pour se justifier (il garde le secret espoir, doublé d’une angoisse de ne pas y parvenir, de se justifier dans l’avenir — puisque tout est perdu dans le présent à cause de cette ligue universelle). 2) Comment cette certitude du complot, ce préjugé, l’incite-t-il à interpréter tout signe, même (et surtout) de bienveillance, comme une marque assurée de l’animosité des autres ? Il y a chez Rousseau ce qu’on pourrait appeler une manie d’herméneute. C’est là qu’on rencontre le Rousseau délirant, le Rousseau malade. Même les signes de bienveillance vont se retourner contre cela. Rousseau déclara à plusieurs reprises lire aisément au fond des cœurs. L’amabilité lui est suspecte. Cf. la deuxième Promenade, après l’accident, où plusieurs personnes viennent prendre de ses nouvelles. Ces marques d’intérêt sont interprétées par Rousseau comme des signes négatifs (il est « désagréablement affecté »). La neuvième Promenade commence par un épisode montrant la méfiance exacerbée de Rousseau à l’égard des bonnes manières (qui sont un signe d’hypocrisie pour lui). L’amabilité lui semble un signe assuré de malignité. La quatrième Rêverie raconte l’épisode d’un dîner chez une restauratrice. « Au milieu du dîner, l’aînée, qui est mariée depuis peu et qui était grosse, s’avisa de me demander brusquement et en me fixant si j’avais eu des enfants. Je répondis en rougissant jusqu’aux yeux que je n’avais pas eu ce bonheur. Elle sourit malignement en regardant la compagnie : tout cela n’était pas bien obscur, même pour moi ». L’aînée lui pose une question banale pour une femme enceinte. Mais les soupçons de Rousseau vont porter sur plusieurs faits : c’est une question hors de propos (« brusquement »), posée avec un regard inquisitorial, qui juge (« en me fixant ») et concernant un sujet trop lié à lui pour être innocent. Rousseau a donc la certitude (non fondée) qu’on lui a tendu un piège « Je n’étais pas assez bouché pour ne pas sentir cela »). Les regards des laboureurs paraît suspect à Rousseau. Ils paraissent afficher un air farouche. Cela montre jusqu’où va le délire de Rousseau, pour qui, avant les Rêveries, le laboureur était le seul être encore proche de la nature, ayant encore en lui une part de la bonté naturelle. Il y a aussi l’épisode du tonnelier (dont le regard se fixe sur lui d’un air qui n’a rien d’amical). Ces regards vont être une universalité de regards. Tout homme autour de lui va lui apparaître comme un espion. Ce délire de la persécution en vient à compromettre ses promenades, notamment celles dans Paris (cf. les huitième et neuvième Promenades, les passages où Rousseau est saisi de panique à l’idée de croiser des passants, leur présupposant une hostilité envers lui). Rousseau est victime d’agoraphobie (la peur des foules) : « La moitié de la journée se passe en angoisse ». La ville est présentée comme le lieu de l’angoisse (au contraire de la campagne). La simple rencontre avec autrui terrifie Rousseau. Cette agoraphobie se nourrit aussi de la pensée de Rousseau : l’angoisse naît dans le milieu de la dénaturation : la ville. Rousseau ne va être soulagé de cette agoraphobie qu’à la campagne. 3) Comment interpréter cette agoraphobie ? Du strict point de vue psychanalytique, toute phobie peut être interprétée comme une projection sur autrui de sa propre psyché, de son propre inconscient. Si l’idée de la malveillance des autres s’impose à Rousseau avec une telle certitude, c’est que l’obscurité, le remords sont la source de ces phobies. Rousseau essayera dans presque toutes les Rêveries d’affirmer son bon naturel (attitude de dénégation). Rousseau a plus ou moins conscience que cette phobie des autres trouve sa source en lui-même. Sa méfiance, dans une sorte de cercle vicieux, va s’accroître dans la mesure où il pense que les autres le haïssent. Il se pose alors une autre question : celle de la misanthropie de Rousseau — ce qu’il pense être au départ de sa mise au ban de l’humanité. Il va lui falloir s’en défendre : il va s’auto-analyser (cf. la sixième Promenade) pour tenter de se convaincre qu’il est, lui, le meilleur des hommes face aux autres, et que sa misanthropie, ce n’est en fait que sa recherche (il a le sentiment d’être le seul dans cette société dénaturée à avoir retrouvé la nature). Ce que les autres appellent misanthropie, c’est en fait l’amour de la solitude. C’est aussi le sentiment de supériorité (qui serait selon ses détracteurs « l’orgueil de Rousseau ») : « Je me sens trop au-dessus d’eux pour les haïr » ; « Je m’aime trop moi-même pour pouvoir haïr qui que ce soit. Ce serait resserrer, comprimer mon existence ». Comme toujours avec Rousseau, on est dans une sorte d’imbrication entre son délire et sa pensée la plus profonde. On trouve ici à la fois son délire effectif, mais aussi sa pensée même (l’amour de soi de l’homme naturel ; on retrouve une certaine forme de pitié). Rousseau a la conviction qu’il est séparé des autres, mais parce que c’est une conséquence de sa réforme : il a retrouvé les qualités de l’homme naturel, et il se sent différent des autres (« Je me sens trop au-dessus d’eux »). Cette différence peut être prise pour une sorte de folie, mais elle n’est que la conséquence de sa réforme. À partir de là, Rousseau s’innocente de tout. Ce qu’il va nous montrer tout au long des Rêveries, c’est une image de l’innocence persécutée (que certains critiques ont rapproché de la souffrance du Christ). Cf. la première Promenade : « Pouvais-je dans mon bon sens supposer qu’un jour [...] je deviendrais l’horreur de la race humaine, le jouet de la canaille, que toute la salutation que me feraient les passants serait de cracher sur moi, qu’une génération tout entière s’amuserait d’un accord unanime à m’enterrer tout vivant ? ». Dans la deuxième Promenade, il déclare : « Dieu est juste ; il veut que je souffre ; et il sait que je suis innocent ». Il possède le point commun avec le Christ d’avoir été abandonné à la méchanceté humaine alors qu’il est un juste. On a donc cette certitude chez Rousseau, dont il ne se départira pas : celle d’être un juste (et donc d’être innocent) et d’être promis au salut. Il ne trouvera plus sur cette terre de véritable sérénité, mais il espère être récompensé dans l’au-delà : « Tout est fini pour moi sur la terre. On ne peut plus m’y faire ni bien ni mal. Il ne me reste plus rien à espérer ni à craindre en ce monde, et m’y voilà tranquille au fond de l’abîme, pauvre mortel infortuné, mais impassible comme Dieu même ». 4) Le style de l’émotion. Le style des Rêveries, c’est le style de l’émotion. C’est d’abord lorsque Rousseau relate toutes les manigances de ses amis (thématique du souterrain). Il utilise l’image des ténèbres (cf. la quatrième Promenade : « »J’ai toujours haï les ténèbres... »), qui est un leitmotiv dans lequel il s’enferme. Lorsqu’il parle de la trahison, c’est toujours en employant le registre de la stupéfaction incrédule. Il se dit « pris au dépourvu » (première Promenade), « surpris par le plus imprévu de tous mes malheurs » (troisième Promenade). Il utilise les termes de « délire », de « fureur », d’ « indignation ». Le terme de « délire » revient comme en écho, en miroir : c’est le délire personnel, mais aussi le délire injustifié qui agite ses amis. À partir de là, on entre dans une autre thématique, celle de l’abattement, du désespoir impuissant, tout cela pour choir « dans les ténèbres horribles » (huitième Promenade). Cette expression du malheur, c’est l’expression principalement de l’angoisse effarouchée, qui renvoie à l’incompréhension incrédule de ce qui lui arrive, et qui débouche sur la plainte. Cette angoisse (cf. les huitième et neuvième Promenades) va devenir une sorte de malaise physique chez Rousseau. Il y a une violence qui provient « de mille objets qui l’entourent », qui lui serrent le cœur. Par contraste à cette violence, il y a le soulagement lorsqu’enfin il échappe à la ville et au regard des autres : « Le moment où j’échappe au cortège des méchants est délicieux, et sitôt que je me vois sous les arbres, je crois me voir dans le paradis terrestre ». Le verbe « échapper » donne la mesure exacte de la souffrance qu’il endurait précédemment. Il avait l’impression d’être enfermé dans une étouffante prison, qui s’oppose au délicieux plaisir de la fuite. LA QUESTION DE LA SINCÉRITÉ DE ROUSSEAU : QUEL CRÉDIT ACCORDER À CE QU’IL DIT ? Pour les Rêveries, si l’on prend en compte les conditions de rédaction de ce texte, on peu à priori se dire que Rousseau est sincère, puisqu’il prétend n’écrire que pour lui (dans les Confessions, il écrivait pour faire sa propre apologie). On peut tenter de résoudre le problème de la sincérité de Rousseau de plusieurs façons... On peut essayer de donner une réponse érudite. Au début du XIX° siècle, en réaction contre la Révolution française, on accuse Rousseau et quelques autres d’être les promoteurs de la Révolution. Or, tous ces philosophes des Lumières n’ont jamais envisagé qu’une telle révolution puisse avoir lieu, et ne l’ont jamais souhaitée ! Toutefois, leurs idées ont, certes, pu servir aux révolutionnaires. A partir du problème de la sincérité, on a voulu descendre Rousseau. Ce que les détracteurs disaient, c’est que Rousseau n’a d’abord pas été sincère dans ses Confessions, et que de plus, ce qui est dangereux, c’est qu’il ment, qu’il est fou et que par la magie de son style il est capable de nous faire accepter les idées les plus abominables. La défense face à cette accusation, c’est d’abord Rousseau lui-même, qui dit dans ses Confessions qu’il est sincère et qu’il ne ment pas... Il y a ensuite des esprits honnêtes, comme Jean Guéhénno, qui sont allés gratter pour voir si ce que Rousseau dit est vrai. Par exemple, au sujet du paradis (du mythe) des Charmettes. Dans les Confessions, c’est une description du bonheur intégral, il s’agit d’une véritable idylle. « Maman » est présentée comme la femme la plus merveilleuse qui soit. La réalité, ce n’est pas tout à fait cela. Au début, la première année, tout se passe bien. Mais cela se dégrade, et il y a même des côtés sordides (qui sont absents des Confessions). Au bout d’un moment, Mme de Warens va en avoir marre de ce grand dadais de Rousseau qu’elle vient de déniaiser. Elle va prendre un intendant qui va remplacer Rousseau dans son lit. Rousseau va dès lors développer une maladie (un polype au cœur), certainement psychosomatique. Mme de Warens l’envoie à Montpellier, où il va passer plusieurs mois. Là, où il ne se plaît pas, il va très vite manquer d’argent et il écrit des lettres parfois désespérées à Mme de Warens, qui ne lui répond pas ! Rousseau revient quand même. La dernière année, il va être quasiment seul aux Charmettes, Mme de Warens restant à Chambéry... Mme de Warens, de plus, a besoin d’argent pour ses trafics, et elle aimerait bien que Rousseau touche sa part d’héritage. Il y a donc une part de sordide qui n’est pas présente dans les autobiographies de Rousseau. Il déclare pourtant en parlant des Charmettes : « Ici commence le court bonheur de ma vie », un bonheur unique et intense. Rousseau, tout en étant sincère, écrit ses souvenirs à un âge avancé. Il revoie sa jeunesse avec des yeux différents. Tout en se pensant sincère, il embellit, mais ce n’est pas une falsification. Rousseau a conscience de cela, et il nous dit avoir une mémoire sélective : quand il écrit sa vie, il la revit, et en la revivant, il cherche à retrouver le plaisir qui fut celui de sa jeunesse. Il va rapporter ce qui dans son esprit est un événement heureux, en évacuant les événements malheureux. Il y a eu des moments désagréables avec Mme de Warens, mais Rousseau ne retient que ce qui a participé à son bonheur. Il fabrique sans le savoir un mythe, celui d’un bonheur des origines. La réponse que donne Rousseau, qui a conscience qu’on va lui poser cette question de la sincérité, est une réponse d’un homme appartenant réellement au siècle des Lumières, une réponse de philosophe, d’un homme influencé par le sensualisme des Lumières (on pourrait dire que Rousseau est, dans ce sens, pré-proustien). Le sensualisme de Rousseau. La fin du XVII° siècle est marquée par la prééminence en France du rationalisme cartésien. Les hommes des Lumières conserveront une part de l’héritage de Descartes : l’expérience et l’esprit critique. Mais ils vont rejeter Descartes à cause de sa métaphysique (c’est-à-dire réfléchir sur ce qu’on ne peut connaître, « au-delà de la nature »). Le Descartes métaphysicien va être rejeté, et avec cela l’idée selon laquelle il y aurait en l’homme des idées innées. Rousseau, Voltaire, etc., sont plutôt des disciples de Locke. A la fin du XVII° siècle paraît l’Essai sur l’entendement humain de Locke. Ce dernier réfléchit sur ce qu’est la connaissance. Comment connaissons-nous l’univers ? Locke va poser comme principe que toute connaissance passe par les sens, et que toutes nos connaissances, petit à petit, passent par les sensations (perceptions). Cette notion de sensation va surtout se développer chez Rousseau, où elle est essentielle. N’est vrai pour ces hommes des Lumières que ce qu’ils sentent, et uniquement ce qu’ils sentent. Cela pose une foule de problèmes, comme la question de Dieu (lequel ne passe pas par nos sens !). Rousseau dit dans l’Émile que « nous naissons deux fois » : la première est la naissance biologique, la deuxième lorsque la raison nous vient par nos sens. On passe du cogito de Descartes (ce qui est vrai, c’est ce que le cogito nous démontre vrai) au sensatio (ce qui est vrai, c’est ce qu’on ressent). Rousseau dit que ce qu’il a senti plusieurs années auparavant, il le ressent désormais tel qu’il l’a vécu à l’époque (c’est ce que Proust appelle une reviviscence). En voici un exemple tiré des Confessions. Rousseau monte aux Charmettes. Il cueille une pervenche avec maman. Cet événement disparaît par la suite complètement de sa mémoire. Mais bien plus tard, en herborisant, il va se cueillir une pervenche, et ressentir à l’identique la situation qu’il a vécue il y a plus de trente ans. Ce que Rousseau ne va pas cesser de dire, c’est qu’il est sûr de ce qu’il dit, car ce qu’il a senti, il le ressent à nouveau. Pour lui, tout ce qu’il dit est authentique, et le reste ne compte pas. Cela lui suffit pour prouver sa sincérité. Il dit qu’il u aura peut-être des lacunes. Cela n’est pas grave, cela signifie que ces événements n’ont pas d’importance pour lui (il a un sentiment très fort de sa sincérité). Cela est d’autant plus fort qu’à côté de ce ton paradisiaque employé, Rousseau nous dit des choses qui peuvent paraître abominables : il nous dévoile sa sexualité (à condition de savoir lire entre les lignes), qui n’est pas dans la norme à l’époque, ce qu’il appelle le « labyrinthe fangeux » de ses confessions (cf. par exemple l’épisode de la fessée et du plaisir que Rousseau y prend). C’est au lecteur aussi de faire la moitié du chemin. A partir de là, avec toutes ces imperfections dont il a conscience, Rousseau prend le parti de tout dire. Il se pose une question avant qu’on lui fasse le reproche : comment écrire pour ne pas tromper son lecteur ? Il sait très bien que l’écriture peut dissimuler : « Eh bien, j’aurais toujours le style qui me viendra ». Il a ce trait de génie de laisser l’initiative au langage pour arriver à se trouver lui-même, à se connaître et à se faire connaître. A-t-il vraiment laissé l’initiative au langage ? On a étudié cela de très près. On a vu que Rousseau utilisait différents types de style au cours de son œuvre autobiographique (d’où une certaine conscience de l’écriture). On s’est aperçu aussi qu’il y avait des variations de style selon ce qu’il avait à dire... |
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