télécharger 178.09 Kb.
|
Caligula’’ (1979), film de Tinto Brass avec Malcolm McDowell dans le rôle-titre, qui contient des scènes à caractère pornographique. Il s'achemina vers le despotisme, ridiculisa le Sénat (notamment en prostituant les femmes des sénateurs) et l'institution des consuls (il fit nommer consul Incitatus, son cheval bien-aimé !), devint un monstre sanguinaire qui fit arbitrairement pratiquer d'horribles tortures et des meurtres, tuant d’abord pour survivre, vite, sans penser, bientôt pour le plaisir de s’affirmer. Il fit mettre à mort, non seulement sénateurs et chevaliers, mais jusqu'aux membres de sa propre famille, comme son père, Germanicus. Il aurait souhaité que le peuple romain n’eût qu’une tête afin de la trancher d’un seul coup. À la fin de I'an 37, Drusilla fut divinisée. Ce geste fut ressenti comme un abus de pouvoir, car cela ne répondait ni à un voeu du peuple, ni à une nécessité d'État, mais à sa seule volonté. De quel droit, en effet, Caligula pouvait-il élever au titre de «diva» et, par surcroît, à égalité avec Jules César et Auguste, une femme qui n'avait rien donné à I'Empire? Elle mourut en juin 38, et la douleur de Caligula fut très vive. Il fut décidé de suspendre toutes les festivités, et un deuil national fut décrété. Au cours des mois qui suivirent, les «absences» de l’empereur se multiplièrent. On commença à adresser de nombreuses critiques de sa conduite. Il aurait dit : «Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils me craignent !» - «J'aime le pouvoir car il donne ses chances à l'impossible.», phrase qu’on retrouve dans la pièce : «Je viens de comprendre enfin l’utilité du pouvoir. Il donne ses chances à l’impossible.» (I, 9). Il passa outre ces remarques, et organisa même un culte voué à sa propre personne. Successeur d’Auguste, qui avait refusé d'être déifié, et de Tibère, lui, qui se savait nain et pourtant empereur comme eux, voulut les dépasser en devenant un dieu, en se donnant le surnom d’«Optimus Maximus», en s’offrant à l’adoration de ses sujets comme le «Nouveau Soleil», en se prenant même pour Jupiter, le centre de l'univers, dont il fit d’ailleurs déplacer les statues pour y mettre les siennes. ll voulait tellement paraître pour un surhomme triomphant des obstacles qu'il fit construire un pont (constitué de vaisseaux recouverts de terre) sur une distance de près d'un kilomètre dans la baie de Naples, qu'il parcourut à cheval pendant deux jours, pour faire mentir une prédiction qui avait couru sur lui avant son avènement, selon laquelle il n'avait pas plus de chance d'être empereur que de traverser à cheval la baie ! ll devenait de plus en plus évident pour les Romains qu'il fallait se défaire à tout prix de cet empereur trop encombrant. Un premier complot fut ourdi par ses propres soeurs, Agrippine ll et Julia. Il en eut vent, et fit exiler les conjurés. Un deuxième complot vit le jour quelque temps plus tard, et fut encore une fois déjoué. Dans ce milieu de délateurs et de bavards, un autre complot ne pouvait réussir que par le secret. Comme il était toujours bien gardé, il était pratiquement impossible d'attenter à sa personne. Le meurtre ne pouvait être I'oeuvre que de ses gardes eux-mêmes. Le 21 janvier 41, une dernière conjuration eut enfin raison de lui : après trois ans dix mois et huit jours de règne, il fut assassiné par Cornelius Sabinus et Chaereas alors qu’il était isolé de la foule sur le Palatin. Selon toute vraisemblance, il s'agissait d'un meurtre domestique plus que politique. Cet empereur romain corrompu, qui enfreignit toutes les règles, qui avait la plus mauvaise réputation, qui avait régné trois ans, dix mois et vingt-huit jours, pour la postérité, resta l'empereur fou. Si Camus emprunta à Suétone le despotisme, la folie sanguinaire, le cynisme et l’histrionisme cruel de Caligula, lui qui n’était ni Shakespeare, ni Hugo, ni Montherlant, n’exploita pas toute la richesse pittoresque qu’on trouve chez l’auteur latin. Et il prit des libertés avec le vrai Caligula : il ne le plaça pas dans son véritable contexte impérial et historique ; il supprima de sa vie des personnages importants ; de Caesonia, qui fut la quatrième et dernière femme de Caligula, il fit sa «vieille maîtresse» et monta son rôle en épingle. Surtout, pensant que la constatation de l'absurdité de l’existence peut conduire à un nihilisme militant et meurtrier, il donna à son Caligula certains traits du dictateur totalitaire. Intérêt psychologique Dans cette pièce, qui tient à la fois de la farce et de la tragédie, les personnages, victimes, familiers, ami ou adversaire, tyran enfin, appartiennent plus ou moins à chacun de ces registres et, surtout, montrent plus ou moins une complexité qui, énorme dans le cas de Caligula, défie toute analyse. Les patriciens, qui sont aussi désignés comme des «sénateurs» (II, 5), sont des personnages dont le ridicule est frappant, des imbéciles ou des canailles, tenant à leurs privilèges, affligeants de lâcheté et de soumission, hésitant à neutraliser Caligula qui multiplie au gré de sa fantaisie les vexations à leur égard : il les appelle «ma chérie», les traite en esclaves, les ruine, les fait mourir quand il ne tue pas leurs fils. Mais, tous plus flatteurs et peureux les uns que les autres, même humiliés et menacés dans leur existence, ils cherchent à conserver leur situation, leur sécurité, leur bien-être, subissent «cette vie insupportable dans la peur et l’impuissance» (II, 1), tremblent avec une veulerie plus risible que pathétique. Mais ne sont-ils pas, en quelque sorte, ce que Caligula aurait risqué de devenir s'il n’était mort jeune? Faut-il prendre au sérieux Hélicon, ce familier de Caligula qui montre «un air farceur» (II, 5), qui manie l’ironie et le paradoxe : «Je ne pense jamais. Je suis trop intelligent pour ça» (I, 4) - «Je sais que les jours passent et qu’il faut se hâter de manger» (II, 13) car n’avait-il pas fait remarquer auparavant que la mort «est une vérité dont on s'arrange très bien. Regarde autour de toi. Ce n'est pas cela qui empêche de déjeuner.» (I, 4). Il se fait aussi le bonimenteur de «la parade foraine» où l’empereur s’exhibe en «Vénus grotesque» (III, 1), mais s’en révèle le metteur en scène puisqu’il déclare alors : «J’ai simplement compris qu’il n’y a qu’une façon de s’égaler aux dieux, il suffit d’être aussi cruel qu’eux» (III, 2). Il se défend donc à juste titre de n’être que le confident de la tradition théâtrale, affirmant : «Je suis son spectateur. C’est plus sage.» Et ce sage, qui dit à Cherea mépriser les «vertueux» («J’ai vu les drapés, nobles, mais l’usure au cœur, le visage avare, la main fuyante» [IV, 6]), porte un jugement éclairé sur Caligula : «Caïus est un idéaliste […] il n’a pas encore compris. Moi oui, c’est pourquoi je ne m’occupe de rien.» (I, 5). Il est clairvoyant : «Je sers un fou» (IV, 6) qui lui a demandé la lune (III, 3). Il le prévient du complot contre lui (III, 3), et, quand on apprend qu’il était son esclave qu’il a affranchi (IV, 6), on comprend qu’il soit décidé à le défendre : «Je ne vous laisserai pas toucher à Caïus, même si c’est là ce que lui-même désire» car il est pour lui «celui qui a souffert sans compter et qui saigne tous les jours de mille nouvelles blessures» (IV, 6). Il vient le prévenir et est poignardé avant lui (IV, 14). Hélicon montre donc à la fois distance et dévouement. Cæsonia, «la vieille maîtresse» de Caligula (I, 6) qui reconnaît : «Je suis vieille, et près d’être laide» (IV, 13), qui subit le désabusement de la favorite déchue, se montre maternelle («C’était un enfant» [I, 6]), respectueuse de son amour pour Drusilla («Cela est dur de voir mourir aujourd’hui ce que, hier, on serrait dans ses bras.» [I, 6]) et avocate du sens commun («Vouloir s’égaler aux dieux. Je ne connais pas de pire folie.[…] Tu ne pourras pas faire que le ciel ne soit pas le ciel, qu’un beau visage devienne laid, un cœur d’homme insensible. […] Il y a le bon et le mauvais, ce qui est grand et ce qui est bas, le juste et l’injuste. Je te jure que tout cela ne changera pas. […] Tu ne pourras pas nier l’amour.» (I, 11). Ayant accepté de se soumettre à la volonté de celui qu’elle aime, elle ne joue longtemps que les utilités : elle évoque le «traité de l’exécution» (II, 6), elle annonce la création de «l’ordre du Héros civique» (II, 10), elle fait réciter la prière à Vénus (III, 1), elle apporte la fausse nouvelle de la maladie (IV, 9), elle prétend sa mort arrivée (IV, 10). Mais, rôle plus crucial, elle invite Scipion à comprendre l’assassin de son père (II, 12). Finalement, elle nous apparaît comme l’amoureuse fanée dont l'amour est total et qui, après ce moment où il s’est abandonné, où elle a tenté de l’apaiser («Ne peux-tu, au moins pour une minute, te laisser aller à vivre librement?» - «Est-ce donc du bonheur, cette liberté épouvantable?» - «Cela peut être si bon de vivre et d’aimer dans la pureté de son cœur»), de le détourner de sa voie sanglante («Ce n’est donc pas assez de te voir tuer les autres qu’il faille encore savoir que tu seras tué? Ce n’est pas assez de te recevoir cruel et déchiré, de sentir ton odeur de meurtre quand tu te places sur mon ventre ! Tous les jours je vois mourir un peu plus en toi ce qui a figure d’homme.» - «Je voudrais seulement te voir guérir, toi qui es encore un enfant» [IV, 13]), se «débat faiblement» quand il l’étrangle, dernière victime du monstre alors vacillant. Cherea échappe à la médiocrité des autres patriciens. Si c’est un homme de lettres, il juge (mais ne parle-t-il pas par antiphrase?) que Caligula «aimait trop la littérature», qu’«un empereur artiste, cela n’est pas convenable» (I, 2). Intellectuel tranquillement méprisant pour ses compagnons d’infortune, il se joint tout de même à leur complot, non pour de mesquines raisons d’intérêt personnel, pour sauver sa vie, mais au nom d'un ordre supérieur, parce qu'il comprend la «logique» implacable à laquelle la constatation de l'absurdité de la condition humaine conduit Caligula, et que, dans une certaine mesure, il l'aime. Mais il refuse d'adhérer à son authenticité dévastatrice : «Ce que je déteste en lui, c’est qu’il sait ce qu’il veut […] Il met son pouvoir au service d’une passion plus haute et plus mortelle» (II, 2). Il voit dans son nihilisme militant une menace pour le sens même de la vie. Il a horreur de la façon dont il exerce le pouvoir : «Ce n’est pas la première fois que, chez nous, un homme dispose d’un pouvoir sans limites, mais c’est la première fois qu’il s’en sert sans limites, jusqu’à nier l'homme et le monde. Voilà ce qui m'effraie en lui et que je veux combattre. Perdre la vie est peu de choses et j’aurai ce courage quand il le faudra. Mais voir se dissiper le sens de cette vie, disparaître notre raison d’exister, voilà ce qui est insupportable. On ne peut pas vivre sans raison.» (II, 2). Il avoue son goût de la sécurité individuelle : il veut «retrouver la paix dans un monde à nouveau cohérent. Ce n’est pas l’ambition qui me fait agir, mais une peur raisonnable, la peur de ce lyrisme inhumain auprès de quoi ma vie n’est rien.» (II, 2). Mais il calme d’abord l’ardeur de ses complices : «Laissons continuer Caligula […] Organisons sa folie.» (II, 2). Il entend bien lui donner la mort plus tard, mais pour laisser à ses sujets une chance de bonheur. On le constate lors de l’entretien entre «deux hommes dont l’âme et la fierté sont égales» auquel l’invite Caligula. Il l’affronte aussitôt en le jugeant incapable de lui «parler de tout son cœur», de n’avoir «rien d’aimable», d’être «nuisible et cruel, égoïste et vaniteux». S’il est pénétré de la vérité que Caligula a découverte (et dont il s’est approché plus ou moins dangereusement lui aussi), celle de l’absurdité du monde, il a choisi d'y vivre et, pour cela, de lui accorder un sens, une cohérence. Il lui tient tête en déclarant vouloir le tuer parce qu’il avoue très humblement et sainement : «J’ai le goût et le besoin de la sécurité […] J'ai envie de vivre et d'être heureux. Je crois qu'on ne peut être ni l'un ni l'autre en poussant l'absurde dans toutes ses conséquences. Je suis comme tout le monde. Pour m'en sentir libéré, je souhaite parfois la mort de ceux que j'aime, je convoite des femmes que les lois de la familte ou de l'amitié m'interdisent de convoiter. Pour être logique, je devrais alors tuer ou posséder. Mais je juge que ces idées vagues n'ont pas d'importance. Si tout le monde se permettait de les réaliser, nous ne pourrions ni vivre ni être heureux. Encore une fois, c'est cela qui m'importe.» Oui, tout cela est sain, est d’une bonne hygiène sociale, et Cherea le transcende en donnant à Caligula, qui lui demande s'il croit en une idée supérieure, cette réplique qui met tout le monde de son côté : «Je crois qu'il y a des actions qui sont plus belles que d'autres.» (III, 6), ce qui est l’expression d’une morale. Il lui affirme que, pour lui, la mort est préférable à la crainte constante. Cette âme forte et droite est cependant décontenancée par la magnanimité de l’empereur lorsqu’il détruit la tablette comprenante : il le «regarde avec stupeur, a un geste à peine esquissé, semble comprendre, ouvre la bouche et part brusquement» (III, 6). S’il reconnaît à Caligula «une indéniable influence. Il force à penser. Il force tout le monde à penser. L’insécurité, voilà ce qui fait penser. Et c’est pourquoi tant de haines le poursuivent.» (IV, 4), il maintient son opposition : «Nous devons être fermes sur ce que nous allons faire», et incite Scipion à se joindre au complot : «Ce meurtre demande des répondants qui soient respectables» (IV, 1). Cet adversaire résolu, à l’annonce de la mort de Caligula, y voit (sincérité ou habileté?) «un grand malheur» (IV, 10). En ce personnage d’une grande lucidité, qui, comprend l’attitude de Caligula mais n’y adhère pas, qui, à ses méfaits, oppose la morale, qui présente le véritable contrepoint de son nihilisme, qui, face à sa démesure, est l'homme de la mesure, qui est une sorte de prototype de la résistance au totalitarisme, on peut voir le porte-parole de Camus. L’attitude de Scipion est ambiguë. Compagnon de jeunesse de Caligula et quasi alter ego (il reconnaît encore vers la fin qu’il lui «ressemble» [IV, 13]), il peut affirmer : «Je l’aime. Il était bon pour moi.» (I, 6) et l’incitera : «Quand tout sera fini, n’oublie pas que je t’ai aimé.» (IV, 13). Il peut témoigner de la bienveillance dont son ami faisait preuve autrefois : «Il répétait souvent que faire souffrir était la seule façon de se tromper.» (I, 6). Mais l’empereur n’est plus le même, et il s’étonne et se scandalise devant cette transformation, car, s’il voit dans sa quête de l’impossible «la récréation d’un fou» (I, 9), il ne peut qu’être révulsé par la torture et l’assassinat de son père que, fidèle à son terrible dessein, Caligula ordonna ; il ne peut que le haïr («Ce que j’ai de meilleur en moi, c’est ma haine» [II, 12]), veut le tuer (II, 12). Pourtant, indique une didascalie de II, 14, il est «partagé entre sa haine et il ne sait pas quoi» (car il ne peut désigner son amitié ou son amour pour ce jeune prince dont la cruauté semble remonter à quelque mystérieuse blessure), et, dans cette scène émouvante, le poète qu’il est, amadoué par Caligula qui lui demande de réciter son poème (la sensibilité de l’artiste [ou sa vanité?] prenant le pas sur sa douleur de fils) communie avec le meurtrier dans l’évocation lyrique de la nature du pays romain, dans le sentiment de sa beauté et de son harmonie avec le coeur humain ; Caligula le «presse contre lui», mais regrette que «la force de sa passion pour la vie ne se satisfera pas de la nature», que si Scipion est «pur dans le bien», il est lui-même « |
![]() | ![]() | «Conférence du 14 décembre 1957» Albert Camus (1913-1960) in Discours de Suède | |
![]() | ![]() | «Albert Bitran», Georges Borgeaud, éditions Ides et Calendes, reproduit page 217 | |
![]() | «drame surréaliste» pour montrer qu’un sujet sérieux peut être traité sur le mode de l’humour | ![]() | |
![]() | «Si je sais quelque chose, je le dois particulièrement aux trois ou quatre années d'étude que je passai ainsi» | ![]() | «Wishing I had been born a boy» : féminité, subjectivité et rêverie de petite fille dans Bastard out of Carolina de Dorothy Allison... |
![]() | «beaux-arts» désignait exclusivement les quatre arts qu'on appelle «plastiques» de nos jours : l’architecture, la sculpture, la peinture... | ![]() | «Les Actes de la dgesco», Issy-les-Moulineaux, 24 au 26 octobre 2005, sceren, crdp de l’Académie de Versailles, 2007 |