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Que Vlo-Ve? Série 1 No 29-30 juillet-octobre 1981 Actes du colloque de Stavelot 1977 pages 1-23 L'Imagination plastique des calligrammes BOHN © DRESAT L'IMAGINATION PLASTIQUE DES CALLIGRAMMES par Willard BOHN Tandis que la réputation d'Apollinaire en tant que poète, romancier et même critique d'art n'a cessé depuis sa mort de s'accroître d'année en année, les critiques ont continué à condamner sa poésie visuelle. L'éventail des opinions va de «jeu inoffensif» à «assez puérile» et «absurdité visuelle» (1). Dans l'opinion générale, on ne voit dans les efforts d'Apollinaire que la constitution d'un genre essentiellement mort-né, puisqu'il n'a pas eu d'imitateurs (en fait, les calligrammes furent immédiatement imités en France, en Italie, en Espagne et aux Etats-Unis) (2). Même du vivant d'Apollinaire, les réactions des critiques étaient en grande partie défavorables. Si la réponse de l'avant-garde fut enthousiaste, l'attitude des critiques, même amicaux, tels André Billy et André Warnod, fut grandement réservée (3). Ailleurs, les commentaires furent plus acerbes et la plupart des critiques partageaient l'opinion de Pagus qui, rappelant Panard et Rabelais, présentait comme objection : «Mais c'est vieux comme le monde la machine de ce vieux farceur d'Apollinaire» (Paris-Midi, 20 juillet 1914). Ceci m'amène au point essentiel de ma communication, à savoir que, en dépit de la longue tradition de vers figurés, les calligrammes se distinguent par l'originalité frappante de leur inspiration et de leur facture. Et comme corollaire, on peut dire que leur réputation mérite grandement d'être réhabilitée. Actuellement, comme le note Michel Décaudin, «[...] ni leur des- sin, ni leur dessein ne sont assez pris au sérieux» (4). De plus, la longue histoire de la poésie visuelle, que Fagus opposait à Apollinaire, prouve simplement la valeur de ce genre. Répondant à Fagus deux jours plus tard, dans Paris-Midi, Apollinaire avança un argument semblable en faisant remonter le principe pictographique aux origines de l'écriture. Sa véritable défense, cependant, comportait deux parties : M. Fagus a raison : dans ma poésie, je suis simplement revenu aux principes puisque l'idéogramme [1] est le principe même de l'écriture. Cependant, entre ma poésie et les exemples cités par M. Fagus, il y a juste la même différence qu'entre telle voiture automobile du XVIe, mue par un mouvement d'horlogerie, et une auto de course contemporaine. Les figures uniques de Rabelais et de Panard sont inexpressives comme les autres dessins typographiques, tandis que les rapports qu'il y a entre les figures juxtaposées d'un de mes poèmes sont tout aussi expressifs que les mots qui le composent. Et là, au moins, il y a, je crois, une nouveauté. (Paris-Midi, 22 juillet 1914.) Ces remarques, qui coïncident avec les premiers essais de calligrammes, nous sont une aide précieuse pour pénétrer la nature et la fonction de la poésie visuelle d'Apollinaire. Entre autres choses, il insiste sur la modernité («une auto de course contemporaine») et le caractère unique («nouveauté») du calligramme. Cela tend à soutenir ses déclarations suivantes où, à plusieurs reprises, il affirme que le calligramme constitue un nouveau genre de poésie et qu'il en est l'unique inventeur (5). Le point de vue d'Apollinaire sur ses propres efforts peut être, il faut l'admettre, de parti pris. Cependant, une comparaison détaillée avec la tradition occidentale de la poésie visuelle, en se concentrant sur les calligrammes du début, montrera qu'Apollinaire avait entièrement raison (6). En règle générale, on court un risque à séparer là forme du fond et, dans le cas de la poésie visuelle, c'est pratiquement impossible. Située «au carrefour de la lisibilité et de la visibilité», pour reprendre la phrase de Jean-Pierre Goldenstein (7), le calligramme exploite les propriétés visuelles du langage écrit et les possibilités sémantiques de la forme visuelle. Pour des raisons pratiques, cependant, on peut dire que la plupart des innovations d'Apollinaire ici ont rapport à la forme plutôt qu'au fond. Cela n'est pas nier l'importance de ses réussites dans la dernière catégorie. Un rapide coup d'oeil à la matière des calligrammes révèle que la contribution d'Apollinaire à la tradition fut primordiale. Comme l'observe à juste titre Alain-Marie Bassy, Apollinaire fut le premier à utiliser la poésie visuelle dans un but uniquement lyrique (8). Traditionnellement, ce genre était réservé aux poètes religieux ou philosophiques, et ce n'est pas par hasard que bon nombre des oeuvres primitives prennent la forme d'autels, d'ailes ou d'oeufs. J'ajouterai que même Un Coup de dés de Mallarmé est essentiellement limité au domaine de la spéculation métaphysique. [2] Et, alors même que les futuristes ont libéré la poésie visuelle de ces sujets, leurs propres poèmes renferment peu de lyrisme à proprement parler. Le plus souvent, ils chantent les stridentes gloires de la technologie, la ville ou la guerre, puisque les femmes et l'amour étaient bannis du programme futuriste. Apollinaire, au contraire, est un poète lyrique inconditionnel. Dans les calligrammes, comme ailleurs, il use avec maîtrise de la nuance et du demi-ton. Ses relations avec les femmes forment un leitmotiv inlassablement repris. Par-dessus tout, il est le maître de l'expression personnelle, de la présentation intime. En bref, même si Apollinaire n'avait rien apporté d'autre, l'accent mis sur les thèmes lyriques aurait suffi à lui assurer une place d'honneur dans l'histoire de la poésie visuelle. Déjà, donc, nous avons pu établir le caractère unique du calligramme. Il est tout aussi instructif d'examiner les éléments formels choisis par Apollinaire, car ceux-ci se séparent radicalement des normes traditionnelles. -1- Comme il l'a noté lui-même, les calligrammes sont plus visuellement expressifs que ce qui les a précédés. Les raisons en deviendront évidentes dans le cours de notre exposé, pourtant la flexibilité et la fraîcheur de la forme sont clairement reliées à une nouvelle liberté de la matière du poème. Dans les limites assez rigides de l'art de l'imprimerie, les calligrammes présentent une étonnante variété de formes : des simples contours des objets quotidiens jusqu'aux ballets visuels de contrepoint compliqué. Les poèmes tournent sur eux-mêmes, prennent leur envol dans l'air, ou s'avancent vers le lecteur. Il y a une quantité étonnante de mouvements, par opposition à la poésie figurative traditionnelle qui est entièrement statique. Un surcroît d'expressivité ressort de la texture particulière des poèmes. -2- Tout d'abord, comme l'a fait remarquer P.-M. Adéma, la reproduction photographique des calligrammes d'après la version manuscrite est une innovation capitale. Auparavant limitée par les possibilités typographiques, la poésie visuelle est maintenant libre de s'étendre et de grandir. Par exemple, les propres poèmes d'Apollinaire acquièrent immédiatement une plus grande plasticité, son écriture devient plus souple et plus subtile. On a également suggéré que le stade «imparfait» (c'est-à-dire écrit) de ces poèmes reflète la position anti-littéraire des calligrammes en général -qui tirent beaucoup de leur inspiration des graffiti, affiches, etc. (9). Bien sûr, nous sommes beaucoup plus conscients de la présence d'Apollinaire, de sa personnalité dans la version écrite. Il existe une plus grande [3] intimité entre le poète et le lecteur, qui n'ont plus à communiquer par l'intermédiaire des caractères typographiques. En gardant le texte dans son état originel, Apollinaire nous donne une marque visible - souvent pleine d'humour et de fantaisie - de ses hésitations et de ses enthousiasmes. -3- On doit également faire mention d'une autre sorte de texture qui apparaît pour la première fois dans la poésie figurative et qui est d'ordre linguistique plutôt que visuel. Comme le remarque Michel Décaudin : «[...] Apollinaire utilise avec la plus grande liberté non le vers, mais la phrase, le mot, voire la lettre seule» (10). Traditionnellement, la poésie visuelle utilise le vers comme l'élément de base. Et bien que les subdivisions prismatiques de l'Idée dans Un Coup de dés et que le style télégraphique des futuristes aient préparé la voie, Apollinaire fut le premier à appliquer cette technique à la poésie figurée (opposée à visuelle). Cela correspond en partie à son insistance croissante sur la fonction esthétique, existentielle et psychologique de la discontinuité dans sa poésie (11). Mais il est également vrai qu'Apollinaire s'est rendu coupable d'hermétisme délibéré. En mettant plusieurs obstacles sur le chemin du lecteur, il le force à gagner le calligramme, à se mêler activement à lui. De cette manière, l'acte de lire double l'acte originel de création (Bassy, pp. 179-81). En cela, bien entendu, Apollinaire appartient au vaste groupe d'écrivains et d'artistes modernes qui demandent au lecteur/spectateur de participer à leurs oeuvres. -4- Nous tournant maintenant vers les formes des calligrammes, nous prendrons comme guide un article de Peter Mayer, calligraphe et poète concret, intitulé : «Framed and shaped writing» (12). S'appuyant sur l'observation du formaliste russe Victor Chlovsky : «l'histoire entière des écrits illustre la lutte entre le principe d'ornementation et le principe de représentation», Mayer parvient à construire une typologie figurative universelle couvrant à la fois la prose et la poésie. Les deux divisions principales sont : «écriture encadrée» et «écriture informée» ; =a= Dans 1'écriture encadrée, qui a une plus longue histoire que l'écriture informée, il s'agit d'un mot, ou de plusieurs mots, entourés d'un dessin linéaire. Le message linguistique est enfermé par un trait en forme de dessin. =b= L'écriture informée, au contraire, produit sa propre figuration sans recours à des auxiliaires artistiques. Elle se compose entièrement d'éléments linguistiques et comprend trois sous-catégories : [4] =i= formes compactes, de loin le type le plus commun de la poésie figurée en Occident; ces formes sont remarquables pour leur densité linguistique. Corps de mots compact, le texte est composé d'une suite verticale de vers horizontaux, dont chaque longueur est différente pour produire un contour en forme d'objet sans l'aide d'un trait extérieur. Les divers oeufs, autels et ailes entrent dans cette catégorie. =ii= formes créées de contours (fermées ou ouvertes), qui sont remarquables pour leur plasticité linguistique. Dans ce cas, le texte est réduit à une ou à plusieurs lignes reproduisant le contour d'un objet donné. Les formes closes tendent à enfermer une grande quantité d'espace mais peuvent avoir quelques mots supplémentaires à l'intérieur. =iii= formes à lettres déformées, qui tirent leurs effets du caractère plastique de la lettre. Objet calligraphique par excellence, la forme de l'oeuvre est déterminée par une ou plusieurs lettres déformées de façon picturale. Ce type d'écriture informée est largement répandu dans les pays arabes. On le trouve souvent aussi dans les publicités. Le classement de Mayer, qui pourrait nous donner une typologie visuelle détaillée du calligramme, s'applique seulement à la poésie figurée. Il est de peu d'utilité pour analyser des oeuvres comme les parole in libertà. Néanmoins, il nous permet d'isoler une autre contribution importante à la tradition figurative. Tandis qu'en Occident la poésie figurée antérieure à Apollinaire utilise l'écriture encadrée ou les formes compactes (avec très peu d'exceptions), les premiers calligrammes, eux, sont constitués de formes créées de contours. S'il y a à l'occasion quelques «flirts» avec des compositions compactes, notamment , notamment la «cravate» (OEPo, 192) et la «figue» (OEPo, 377), l'accent est mis de façon prépondérante sur le nouveau genre. Ce n'est pas avant 1915 que la forme compacte commence à gagner du terrain, et même alors Apollinaire continue à préférer l'autre - probablement parce qu'elle se rapproche davantage de l'expérience du dessin. A l'origine donc, Apollinaire aborde la poésie figurée du point de vue de la tradition artistique et non pas littéraire. Il n'est pas vrai, comme le prétend Bassy (p. 176), qu'Apollinaire utilise au hasard forme compacte ou forme créée de contours. Au contraire, il a tout à fait conscience de leurs différences. La première met l'accent [5] sur le volume, le poids ou la couleur d'un objet. L'autre est souvent utilisée de façon neutre pour signaler les contours et les schémas, mais peut aussi avoir la connotation de grâce, de délicatesse et de fragilité. Par exemple, la «figue» reçoit une forme compacte, mais 1'«œillet» qui l'accompagne est représenté par une forme créée de contours. De la même façon, le caractère massif des canons et des monuments (Tour Eiffel, Notre-Dame, etc.) contraste avec les lignes délicates des coeurs et des miroirs. La même différenciation de forme peut se trouver à l'intérieur d'un seul calligramme. Ainsi, le «palmier» de Lou (OEPo, 378) présente un tronc compact, mais ses délicates frondaisons sont «dessinées» avec des contours. Au premier regard, la forme compacte des «lunettes» de Léopold Survage (OEPo, 675) semble contredire ce que nous venons d'énoncer, car on peut à peine mettre en doute leur fragilité. La réponse semble résider dans le fait que ce sont des lunettes noires, comme celles de la statue dans le Portrait prémonitoire de Chirico. La forme compacte indique simplement leur opacité. Cette convention apparaît dans d'autres calligrammes, comme la «cravate», où elle souligne la couleur uniforme d'un objet (cf. la robe de Lou, dans son portrait dans «Poème du 9 février 1915», OEPo, 409) (13) D'après ce que nous avons vu, les lignes directrices du développement des calligrammes sont claires. Commençant en 1914 avec les formes créées de contours, Apollinaire avance vers les formes compactes au début de 1915. Peu après, en juin 1915, il introduit deux types supplémentaires dans Case d'armons. Le premier, sorte d'expérience marginale, est identique à ce que Mayer nomme «écriture encadrée». Tirant sa forme d'un dessin linéaire, le calligramme encadré se trouve dans des poèmes aussi différents que «Madeleine» (OEPo, 239), «Les Profondeurs» (OEPo, 607), et «L'Horloge de demain» (OEPo, 682). Le second type, appelé «constructiviste» et «expressionniste» (M. Décaudin, compte rendu de Themerson), pourrait également être qualifié de futuriste ou d'abstrait (par analogie avec l'art abstrait). Invention futuriste essentiellement, cette forme est constituée par de la poésie visuelle employée d'une manière non-picturale. Son appropriation par Apollinaire a fini par conduire à la création du nom générique de «calligramme» (14). Puisque sa poésie n'était pas purement figurative, Apollinaire décida de remplacer l'expression «idéogrammes lyriques» par un terme insistant sur la «belle écriture». Rejetant les termes tels que «schématogramme» ou «morphogramme» pour la même raison, nous avons préféré suivre l'usage d'Apollinaire. [6] -5- Apollinaire décrit la dernière grande innovation dans sa réponse à Pagus. Tandis que dans la tradition la poésie picturale consiste en «figures uniques», ses propres poèmes contiennent des figures multiples agencées dans des compositions unifiées. «Les rapports qu'il y a entre les figures juxtaposées d'un de mes poèmes, dit-il, sont tout aussi expressifs que les mots qui les composent». C'est une invention véritablement révolutionnaire. Alors qu'on a beaucoup insisté sur la dette d'Apollinaire à l'égard des futuristes, en général il y a peu d'influence futuriste dans les calligrammes. Il est important de remarquer que - à l'exception d'un seul cas mineur - aucune des parole in libertà publiées avant août 1914 n'est véritablement figurative (15). Le plus qu'on puisse en dire est que quelques-unes ont des éléments figuratifs. Beaucoup d'entre elles sont construites sur des schémas abstraits, par exemple le « |
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