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[Illustration visuelle : Charles Le Brun, La Colère, Musée du Louvre, Département des arts graphiques, Paris] Comme on s’en doute, le peintre est invité à une connaissance précise de l'anatomie, tout particulièrement celle des muscles du visage. Ce type de leçon restera longtemps au coeur de l'enseignement académique. Pourtant, on en avait très vite perçu les limites : les passions peuvent s'exprimer d'une manière beaucoup plus diversifiée que ne le disait Le Brun. Par exemple, sa description de la colère ne s'applique pas à ce que nous nommons « la colère froide ». En 1679,Félibien souligne qu'on peut dissimuler ses sentiments et réclame une classification plus subtile, tenant compte de l'âge et de la condition des personnages. En 1708, dans son Cours de peinture par principes, Roger de Piles écrit que le discours de Le Brun est réducteur : « Ce serait ici le lieu de parler des passions de l'âme : mais j’ai trouvé qu'il était impossible d'en donner des démonstrations particulières qui puissent être d'une grande utilité à l'art. Il m'a semblé au contraire que si elles étaient fixées par de certains traits qui obligeassent les peintres à les suivre nécessairement comme des règles essentielles, ce serait ôter à la peinture cette excellente variété d'expression qui n'a point d'autre principe que la diversité des imaginations dont le nombre est infini, et les productions aussi nouvelles que les pensées des hommes sont différentes. Une même passion peut être exprimée de plusieurs façons toutes belles, et qui feront plus ou moins de plaisir à voir, selon le plus ou le moins d'esprit des peintres qui les ont exprimées, et des spectateurs qui les sentent ». Piles dénonce dans le côté trop mécaniste des analyses de Le Brun. Cette exagération provient notamment de la sous-évaluation de la dimension psychologique des passions. Elles ne sont pas seulement des mouvements du visage, mais aussi ceux de l'âme. Félibien l’écrit quelques années plus tard, en 1679 : « Pour les bien peindre [les passions], il faut qu'un peintre ait exactement observé les marques qu'elles impriment au dehors, mais qu'il sache ce qui les fait naître dans le coeur de l'homme, et de quelle sorte ceux qui se rencontrent à quelque spectacle sont différemment touchés de ce qu'ils voient ». Autre élément que laissent entrevoir les citations de Piles et Félibien : la diversité des spectateurs, qui a augmenté à la fin du XVIIe, alors que trente ans avant, Le Brun spéculait sur leur uniformité. De surcroît, comme nous l'avons déjà remarqué213, à cette époque on commence plus qu'auparavant à prendre en compte la sensibilité du récepteur de l'oeuvre d'art. L'universalité du langage adoptable par les artistes devient donc beaucoup plus difficile à atteindre. Le XVIIIe siècle sera aussi celui de la désillusion des codificateurs du droit. Les dernières ordonnances de codification sont édictées sous Louis XV. Après quoi, le mouvement s'épuise et les tentatives en ce sens échouent. D'ailleurs, à la fin du siècle214, les particularismes reviennent à l'honneur. Il faudra les tempêtes révolutionnaires et l'autorité de Napoléon pour que reprenne l'élan codificateur. Encore procédera-t-il davantage d'une volonté de stabilisation que de celle de créer un homme nouveau, et Portalis lui-même (il avait souffert de la Révolution) se gardait bien de croire que son Code était intangible ou absolu. N'a-t-il pas dit : « On ne fait pas à proprement parler les codes, ils se font avec le temps ». Comme les artistes, les juristes ont donc dû se montrer plus modestes est renoncer à l'ivresse de la raison. Les musiciens aussi. Ils se sont même engagés de façon précoce dans la voie des codifications. C'est en 1636 que Marin Mersenne (1588-1648) écrit son Harmonie universelle, soit avant le Traité des passions de Descartes (dont Mersenne était un des correspondants) et plus encore le discours de Le Brun. Pour ce théoricien (il ne pratiquait pas lui-même la musique), les passions fondamentales sont la colère, la joie, la tristesse. Les intervalles agréables à l'oreille serviront à la joie. Chaque passion pourra être exprimée par trois degrés (modéré, fort, violent), suivant son intensité. Il compare l'art des musiciens à celui des prédicateurs et des orateurs, rapprochant rhétorique et musique autour de la notion d’affect. Plus tard, Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) proposera un catalogue complet des tonalités avec les effets qu'elles sont capables de produire (par exemple : ut majeur, gai et guerrier ; ré mineur, grave et dévot ; la mineur, tendre et plaintif ; si mineur, solitaire et mélancolique, etc.). Plus tard encore, en 1722, Jean-Philippe Rameau adoptera une démarche apparemment similaire dans son Traité de l'harmonie réduite à ses principes naturels. [Illustration documentaire : Tableau comparatif des affects liés aux tonalités, par A.Piéjus, Figures de la Passion, Paris, Cité de la musique-Réunion des musées nationaux, 2001, p. 273] Même si aujourd'hui nous avons tendance à sourire de ces classifications215, elles ne sont pas purement arbitraires. Le grand public ressent bien la distinction mineur/majeur comme équivalente à celle entre tristesse et joie. De même, l'association fréquente de la tonalité de ré mineur à la dévotion s'explique par le fait que beaucoup de pièces de plain-chant (comme le Salve Regina) sont effectivement écrites dans cette tonalité. Cependant, comme plus tard Le Brun, ces tentatives pèchent par leur arbitraire. On peut trouver des expressions de la tristesse en mode majeur. Ainsi du superbe air de Télaïre dans l'opéra Castor et Pollux de Rameau : [Illustration audiovisuelle : Rameau,Castor et Pollux, Air de Télaïre :Tristes apprêts, pâles flambeaux] De manière plus générale, on relève des différences d'appréciation non négligeables entre les auteurs sur les qualités expressives de chaque vous vous 216. Rameau lui-même, théoricien rationaliste et fervent de Descartes s’il en fut, se montre très prudent en la matière. Il croit certes en l’existence d'un certain nombre de procédés musicaux rhétoriques. Par exemple, l'utilisation du diatonique pour l'agréable, du chromatique pour le varié, de l’enharmonique pour les passions excessives. Mais dans sa Génération harmonique (1737), il reconnaît qu'il n'existe pas de règles absolues fixant des équivalences entre les modes et les sentiments, et son propre tableau de ces correspondances se garde d'une précision excessive. Il préconise aussi l'usage d'une mesure irrégulière, puisque le sentiment « ne peut être asservi partout à une mesure régulière sans perdre de cette vérité qui en fait le charme ». Loin d’être d'un académisme stérile, comme voudront le faire croire les partisans de Jean-Jacques Rousseau, sa musique recèle nombre d'innovations. Ainsi du deuxième trio des Parques (Acte II, scène V) dans Hyppolite et Aricie (1733). Le discours inquiétant des Parques, ces divinités souterraines, n'appartient pas au monde des humains. Il ne peut donc emprunter le même langage musical, habituel. Rameau procède par enharmonies, changeant de ton jusque plusieurs fois par mesure, et non pas selon des procédés traditionnels, mais en modulant à des tons voisins. Il s'ensuit une perte des repères tonaux, très sensible pour les contemporains (mais évidemment beaucoup moins pour nous, qui nous situons après la césure wagnérienne, marquant l'éloignement progressif vis-à-vis du système tonal, qui devait déboucher sur la musique sérielle). Elle fut source de problèmes : l'orchestre ne parvint que très difficilement à exécuter ce trio, à tel point que Rameau dut revoir sa copie lors des reprises de l'oeuvre. [Illustration sonore : Rameau, Hyppolite et Aricie, Acte II, scène V ; deuxième trio des Parques,] Figures de la Passion, Paris, Musée de la musique, 2001 Dans l’Air de Télaïre précédemment cité, on trouve aussi une transition alors insolite : le chœur exécute d'abord une séquence (Que tout gémisse...) en fa mineur, puis Télaïre entonne Tristes apprêts dans la tonalité éloignée de mi bémol majeur. Le procédé fut évidemment remarqué. Il plut beaucoup. On le cita pendant longtemps comme un trait de génie. Aujourd'hui, nous le remarquons à peine. Peut-être parce que le public moyen est beaucoup moins compétent217 que celui du XVIIIe siècle, comme le note non sans amertume Claude Lévi-Strauss à propos de ce passage de Rameau218. Mais à coup sûr parce que notre oreille a été depuis habituée à des modulations plus hardies. Attardons-nous davantage sur l'exemple de la musique. d) Point d’orgue :la rhétorique musicale La rhétorique musicale utilise divers moyens. L'organologie : les instruments de musique eux-mêmes peuvent symboliser des sentiments. L'intensité et la complexité de l'émotion peuvent aussi être recherchées dans la mise en place de certains dispositifs scéniques. Enfin, bien sûr, elle consiste en un certain nombre de procédés d'écriture. 1) Symbolique des instruments de musique De nos jours encore, certains instruments de musique font figure de symbole. Du sexe, par exemple : les harpes sont en général jouées par des femmes, les cuivres et percussions par des hommes. La symbolique des instruments est particulièrement riche à l'époque baroque219. Le luth possède souvent une connotation sexuelle, lunaire ou féminine. Il fut abondamment représenté par les peintres, notamment dans les natures mortes. On le trouve aussi dans les vanités, où il évoque la dangereuse séduction des plaisirs charnels, puisqu'en lui prêtait la réputation de séduire les belles (La Vierge entourée des symboles de la vanité, de Jan van de Kessel). Il arrivait d'ailleurs qu'il soit associé à la flûte traversière dans l'évocation de la luxure (Le Concert, de Willem van Aelst). En effet, la flûte fait office de symbole phallique. À ce titre, elle figure souvent dans les scènes à caractère érotique. Ainsi du tableau de B. Cavarozzi, de facture très caravagesque, Le jeune violoniste : un jeune et très beau violoniste, à l’allure féminine, porte sur un non moins jeune flûtiste un regard où l'on peut lire la convoitise. Cependant, la flûte peut aussi évoquer la féminité. Le terme grec aulos signifie : conduit creux. Les Gimi de Nouvelle-Guinée assimilent l'orifice où l'on souffle au vagin, l'intérieur creux à l'utérus, les sons produits aux plaintes du nouveau-né220. La flûte est aussi située souvent du côté de la mort, notamment chez les Pères de l'Eglise. Non sans raisons : chez les Romains, on utilisait un tibia pour la confectionner. La guitare passe pour l'instrument féminin par excellence (La joueuse de guitare, de Vermeer ; Le concert, de Jean Raoux). Les disciples du Caravage la montrent souvent dans les maisons de tolérance... Ce n'est pas le cas du clavecin, instrument aristocratique par excellence, au point que sous la Révolution, on en brûla beaucoup et que leurs propriétaires, quand ils étaient monarchistes, les firent peindre en noir après l'exécution du roi. L'iconographie nous montre souvent des femmes au clavier (La famille de l'artiste, Jean-Marc Nattier ; Marguerite de Sève, Nicolas Largillière ; La leçon de musique, Fragonard). L’épinette est aussi un instrument de femmes, mais plutôt dans les familles de petite ou moyenne bourgeoisie, car elle est moins coûteuses que le clavecin (Dame assise à l'épinette,Vermeer). La trompette est le symbole des victoires, comme du jugement divin : bien des anges les embouchent dans les églises baroques. Bach l’utilise dans son Magnificat. Le violon est aujourd'hui parfaitement banalisé. Mais il eut pendant longtemps mauvaise réputation, étant considéré comme un instrument populaire, tout juste bon à accompagner les danses rustiques des villageois. Il pouvait aussi passer pour diabolique, ce qui en fit un des instruments privilégiés des peintures de vanités. Au XVIIe siècle, le musicologue Lecerf de la Viéville écrivait encore : « Cet instrument n'est pas noble en France, mais enfin un homme de qualité qui s’avise d'en jouer ne déroge pas ». On pouvait donc se poser la question... [Illustrations visuelles : -Jan van Kessel, La Vierge entourée des symboles de la Vanité, Belgique, collection particulière, extrait de : J.E.Doussot, Les instruments de musique dans la peinture baroque, Les Dossiers de l’art, L’objet d'art, hors-série, nº 82, décembre 2001-janvier 2002 , Éditions Faton, Dijon, p. 16 -Johannes Vermeer, La joueuse de guitare, Londres, Kennwood House, ibid.,33
2) La recherche du spectaculaire en musique et en peinture On sait que les Vénitiens pratiquaient beaucoup la polychoralité afin d'augmenter le relief sonore des oeuvres musicales. Cette impression est également recherchée par l'utilisation d'oppositions : opposition d'instruments et de leurs timbres, rupture de rythmes, alternance de choeurs et de solistes. Les oeuvres de Giovanni Gabrieli (il est engagé en 1585 à Venise à la Scuola San Rocco) en sont truffées. La musique offre ici avec la peinture d’intéressants parallèles. En effet, la peinture se spatialise chez Titien, Véronèse et surtout Tintoret (dans Le baptême du Christ, des diagonales limitent plusieurs plans successifs, dans une ascension de couleurs allant du très sombre au lumineux). On cherche donc à repousser les limites communément admises, dans la recherche du spectaculaire, afin de frapper les sens et l'imagination. En peinture, les trompe-l'oeil se multiplient, ainsi que les perspectives vertigineuses. En 1694,Andrea Pozzo peint à Saint Ignace de Rome L'oeuvre missionnaire des Jésuites. Un extraordinaire plafond, ouvrant sur un ciel peuplé à différents niveaux d'élévation de groupes d'anges et d’élus. Très haut, le fondateur des jésuites, Ignace de Loyola, dominé des figures aérienne qui flottent dans l'immensité. Il est surmonté du Christ portant sa croix. [Illustration visuelle (diapositive) :Andrea Pozzo, Église St Ignace, La voûte de la nef (1691-1694), Rome] Dès le début du XVIIe siècle, la musique utilise des artifices voisins, véritables trompe l'oreille, comme le procédé d’écho : ainsi du Magnificat des Vêpres de la Vierge (1610) de Monteverdi, (compositeur que l'on peut rapprocher du Caravage par leur affection commune pour les effet de clair-obscur). Son élève F.Cavalli en consacrera l'usage dans ses opéras (La Calisto, 1651 ; Ercole amante, 1662). [Illustration audiovisuelle : Monteverdi, Magnificat des Vêpres de la Vierge] 3) Les procédés d'écriture Commençons par remarquer que, du moins en ce qui concerne la musique purement instrumentale, qu'elle constitue un langage, c'est-à-dire un système de signes, plus précisément des intervalles, à l'organisation desquels on peut afffecter des correspondances avec des sentiments ou des passions déterminées : c'est la doctrine des affeti , utilisée de Mersenne à Rousseau. Cependant, elle n'est pas une langue comme les langues naturelles, dans la mesure où elle ne renvoie pas à une réalité extérieure précise, la preuve étant qu'on peut transcrire une musique, mais pas la traduire comme on ferait d'une langue étrangère. De plus, la musique n'utilise pas le temps comme d'autres formes de langues ; alors que le texte écrit peut mélanger plusieurs temps, la musique n'en a qu'un seul221. Quoi qu'il en soit, l'élaboration d'une rhétorique musicale va de soi en ce qui concerne la musique associée à un texte. Elle se fit avec les matériaux fournis par les madrigaux italiens de la seconde moitié du XVIe siècle. [Illustration audiovisuelle : Extraits de madrigaux de Monteverdi] Mais elle revint surtout aux auteurs allemands. L'italien Giulio Caccini, en 1614, reste très général quand il écrit: «Aux figures que la rhétorique met au service des nuances de l'éloquence correspondent les passagi, trémolos et autres ornements qui peuvent, ici et là, se pratiquer pour quelques expressions ». Quelques années auparavant, en 1606, Joachim Burmeister était allé beaucoup plus loin dans ses Musica poetica. Pour la première fois, il y proposait un lexique analogique entre figures de rhétorique et motifs musicaux. Cette réflexion fut approfondie par d'autres auteurs allemands et déboucha sur un catalogue de figures (anabasis, mélodie ascendante traduisant l'idée d'élévation ; catabasis pour son contraire ; circulatio, élément mélodique fermé, tournant sur lui-même selon l'idée de cercle ; ellipse, omission d'un élément essentiel dans la ligne mélodique ou arrêt suivi d'un enchaînement imprévu ; interrogatio, fin sur un degré non conclusif ; mutatio toni, changement brutal de tonalité ; suspiratio, silences répétés fractionnant la ligne mélodique à l'image du sanglot ; polyptoton, répétition d'un motif mélodique sur différents enregistrent dans une polyphonie, à laquelle on reconnaît le principe de l’imitation, etc.). L’aria da capo est une innovation majeure de l'âge baroque. C'est une forme fixe en ce sens qu'elle est standardisée (comme la cavatine, la ritournelle, etc.222). Elle est aussi ternaire, de type A,B,A. L'air se fonde sur deux courtes strophes textuelles, chacune présentant deux aspects d'un même sentiment. La première strophe est longuement développée et comporte souvent deux parties (A1 et A2), encadrées par des ritournelles instrumentales exposant les motifs principaux. La tonalité oscille du ton principal à celui de la dominante. La deuxième strophe consiste en une partie contrastante, plus brève , qui comporte des oppositions de tonalités (B). La première strophe est ensuite entièrement réexposée (retour de A) . C'est ici que l'interprète jouit de la plus grande liberté : il est admis qu'à chaque représentation il puisse proposer de nouvelles variations. La répétition paraît inhérente au langage musical, en raison de sa fluidité temporelle : elle sert en fait à la mémorisation, en des sortes de cercles concentriques. On obtient ainsi le schéma suivant : partie A : Ritournelle instrumentaleA1 |