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[Illustration visuelle :Van Dyck, Le Temps coupe les ailes de l'Amour, Livre-guide du Musée Jacquemart-André, Paris, Institut de France, p. 27] Le peintre a donc voulu signifier que l’amour ne dure pas. L’expression du vieillard souligne le caractère inexorable du phénomène. Si la scène est cruelle (l’enfant souffre), les traits prêtés au temps n’expriment aucun sadisme, mais la seule résolution. On peut s’interroger sur la réalité du processus. En fait, l’amour ne s’efface pas dans la violence, mais il s’éteint plutôt progressivement, par une lente asphyxie, dûe à l’habitude, à l’usure du quotidien. La souffrance de l’enfant illustre peut-être moins le mode d’opération du processus que la cruauté de son résultat. D’autre part, plutôt que de l’amour (il peut tenir en respect le vieillard), mieux vaudrait parler de l’état amoureux, dans sa composante passionnelle. Peint aux couleurs du malheur, le phénomène n’en est pas moins banal. Marivaux, bien après d’autres, le souligne : «Je me suis toujours défié en amour des passions qui commencent par être extrêmes ; c’est mauvais signe pour leur durée »36. Un peu plus tard Mme de Staël le confirme : «… l’amour est de toutes les passions la plus fatale au bonheur de l’homme (…) On abandonne son âme à des sentiments qui décolorent le reste de l’existence ; on éprouve, pendant quelques instants, un bonheur sans rapport avec l’état habituel de la vie, et l’on veut survivre à sa perte… »37. Au-delà des expériences individuelles, les enquêtes sociologiques actuelles l’attestent. La passion dure en moyenne trois ans38. Au bout de dix ans, elle a diminué plus fortement chez les femmes qui, cependant, en souffrent davantage39.Un trait constant de l’histoire du divorce le souligne : les femmes sont majoritaires à le demander (75 % à l’heure actuelle40). Tous les hommes seraient-ils donc des butors ? Sans doute serait-ce leur attribuer un excès d’indignité. Disons simplement qu’ils semblent mieux s’accommoder que les femmes des compromis, des renonciations à l’idéal amoureux. Suivant les goûts et les convictions, on qualifiera cette attitude de façon négative (les hommes sont des lâches ) ou réaliste (ils ont opéré le passage du principe de désir à celui de réalité). Mais pourquoi ? Auparavant, on pouvait incriminer les occupations exclusivement domestiques des femmes : vivant davantage dans le cercle intime, elles attendaient plus de leurs relations de couple. Cependant, l’explication ne convainc guère. D’une part, la pression culturelle imposait aux femmes des modèles de comportement, des habitudes mentales, et il n’est pas du tout certain que l’intimité des relations conjugales en ait fait partie ( pour ne considérer que cet indice physique, dans la bourgeoisie, le fait de coucher dans le même lit ne date guère que du début du XXe siècle). D’ailleurs le divorce , définitivement autorisé en 1884, ne fut que progressivement pratiqué (14 261 divorces en 1910,37 1732 en 1966, 119 200 en 1995), car il était mal vu, surtout dans les milieux sociaux élevés. Comme on a peu de raisons de penser que la vie conjugale était spontanément plus facile, on doit bien convenir qu’on se résignait. Au prix de l’adultère et de l’hypocrisie, objecte-t-on souvent, non sans suffisance. On n’observe pourtant pas que de nos jours , où l’on prise beaucoup l’authenticité des sentiments, celui-ci se soit évanoui… Il est vrai qu’il a nommément disparu des causes identifiées de divorce, pour se fondre dans la catégorie plus générale des faits qui rendent intolérable le maintien du lien conjugal, laissés à l’appréciation du juge. Il peut même être dématérialisé, n’impliquant plus nécessairement des relations sexuelles. Cependant, qu’on y voie la cause (parfois) ou l’effet (le plus souvent) de la détérioration du couple, il n’est besoin que de regarder autour de soi pour constater son entêtante fréquence. Il est vrai qu’en 1972, la Cour de cassation a pu décider que le fait de ne pas (ou plus) aimer sa femme n’était pas une faute susceptible de causer le divorce. N’y voyons pas le déni de la passion ou le renoncement du juge à l’amour conjugal, mais plutôt son aveu de son incapacité à établir en justice la preuve de l’amour. Quoi qu’il en soit, il reste que l’explication de l’insatisfaction féminine par l’isolement des femmes à l’intérieur du cercle domestique ne peut plus tenir : aujourd’hui, seuls 27 % des couples vivent d’un seul revenu. L’explication doit être cherchée ailleurs. Certainement en partie dans la pression culturelle. Celle-ci s’exerce en faveur de l’executive woman, la femme au foyer étant souvent accusée de vie végétative41. Trop longtemps dominées, les femmes ont actuellement tendance à avoir un niveau d’aspirations élevé, à poser la barre haut : elles exigent non seulement de s’accomplir professionnellement, mais aussi dans le couple, dont elles acceptent de moins en moins la sclérose. De nos jours, pour qu’un couple dure, il lui faudrait se remarier sans cesse, afin que les époux retombent amoureux l’un de l’autre. Comme l’écrit F.Alberoni : «Un amour naissant peut-il se transformer en un amour qui, pendant des années, conserve la fraîcheur de l’amour naissant ? Oui. Cela peut arriver quand les deux partenaires réussissent à mener ensemble vie active une nouvelle, aventureuse et intéressante, dans laquelle ils découvrent ensemble des intérêts nouveaux, ou bien, lorsqu’ils affrontent ensemble des problèmes extérieurs (…). S’ils sont obligés de se confiner dans les sentiers battus, de revivre sans cesse le déjà vécu, l’ « ainsi fut-il » finit par écraser le possible. Rien ne détruit plus complètement l’amour naissant que la répétition de l’identique, l’obligation de revivre des expériences déjà effectuées, de retrouver les mêmes obstacles, déjà connus, déjà imaginés, déjà vécus. Au lieu de réinterpréter d’histoire, de réinventer le passé, c’est le passé qui réapparaît et qui refait le présent et le futur. Mais il est vrai aussi que ce qui est nouveau pour l’un peut être déjà vécu pour l’autre, le retour à l’identique. Alors, les projets deviennent incompatibles et l’amour s’achève »42. Le trajet qui mène à la permanence de l’amour est donc beaucoup plus ardu que ne le laissent présager les facilités de l’état amoureux, le mirage fusionnel de l’amour-passion… D’autre part, une explication réside sans doute aussi dans les données psychologiques, qu’on les attribue majoritairement à la nature (les hormones, voire un plus grand nombre de neurones dans le cerveau des femmes43) ou à la culture (on attend davantage d’un homme qu’il maîtrise ses sentiments, éventuellement ses pleurs). En effet, il est indéniable que les femmes s’expriment plus facilement que les hommes et montrent notamment une plus grande facilité langagière. Elle souffrent donc davantage de l’étiolement de la communication avec leur conjoint et sont donc plus nombreuses à prendre l’initiative de la rupture. Enfin, intervient aussi une donnée purement démographique, insuffisamment soulignée, alors qu’elle est radicale : l’allongement spectaculaire de la durée de la vie, qui, en moyenne, double la durée de vie potentielle d’un couple. Les hommes et les femmes sont sans doute faits pour vivre ensemble, mais le sont-ils pour vivre si longtemps ensemble ? Cet allongement biologique fragilise d’autant plus le couple face à l’usure du temps, en même temps qu’il le rend plus vulnérable à l’éventualité des changements. En effet, si l’on veut bien se souvenir que l’insatisfaction de l’état présent, l’aspiration à une vie nouvelle constituent les facteurs de déclenchement de l’état amoureux, de la passion44, on admettra que le prolongement de la vie ( surtout si le sujet recherche dans son existence une certaine intensité, ce à quoi le porte notre époque) porte à multiplier les expériences amoureuses, à allonger la succession des vies conjugales. Pour un plus grand profit affectif ? C’est le but visé. Mais souvent se présente au rendez-vous une invitée oubliée : la douleur. c) La passion est douleur : de la Passion aux passions Comme nous l'avons constaté, l'étymologie de la passion porte largement trace de cette association. Le mouvement des arts à l'époque qui nous intéresse également. Nous savons que le dolorisme devient un courant important de la sensibilité religieuse, et qu'il arrive que les passions soient attribuées à la nature devenue pécheresse de l'homme. Dès lors, la Passion du Christ sert de mise en scène à la représentation des passions de l'homme, intrinsèquement mauvaises. De la souffrance de son Sauveur, le spectateur doit identifier comme responsables ses appétits non censurés de jouissance, et à son tour être atteint par la souffrance45 : celle du Christ, celle du remords de ses fautes. Son angle de vision est d'ailleurs frontal, favorisant ainsi la possibilité d'un dialogue, d'une réflexion. Il est en face du Crucifié (les Crucifixions de Picasso garderont cette disposition), ou de son visage, comme dans le tableau de Simon Vouet (1590-1649), Sainte Véronique montrant la Sainte Face. [Illustration visuelle : Simon Vouet (1590-1649), Sainte Véronique montrant la Sainte Face, Musée Tessé, Le Mans] L'image doit façonner l'amendement du pécheur. Comme l'écrit Camus, évêque de Belley, en 1640 : « Ce fut sur une toile blanche que le Sauveur imprima son visage sanglant, qui se montre à Rome. L'image de Dieu ne se trouve en nous par la grâce, que quand nous sommes blanchis et purifiés par la pénitence ». On objectera qu'il s'agit là d'une vision devenue largement obsolète. Sans doute. Il reste qu’historiquement et symboliquement (le plan des églises est cruciforme) le christianisme est marqué par l'image de la croix, beaucoup plus fréquente que celle du Ressuscité sortant du tombeau46 . D'autre part, même si la douleur est ici envisagée comme un phénomène de nature religieuse, cette association avec les passions n'en exprime pas moins un lien certain, même si on ne choisit plus d'y lire une pédagogie religieuse : pour que la leçon soit efficace, il fallait bien que le spectateur sente plus ou moins confusément que la douleur était souvent au rendez-vous dans l'accomplissement des passions. Comme nous l'avons vu47, des philosophes, mais surtout Freud confirment ce phénomène au-delà de son interprétation religieuse. La douleur n'est pas seulement une éventuelle conséquence de la passion (le chagrin de l'amant abandonné), mais se situe en son coeur même, quand elle brûle de son feu le plus dévorant. Derrière le prix attaché à l'être aimé se situe toujours la crainte de le perdre (d'où la fréquence de la jalousie), de ne pas être « à la hauteur ». Autrement dit, l'angoisse, l'hypothèque du manque. La passion est donc un mécanisme de défense contre l'angoisse, en même temps qu'elle y ramène sans cesse, d'où sa composante douloureuse, plus ou moins affirmée suivant les moments, mais toujours latente. Ce couple est-il condamné à demeurer infernal ? Non, à condition qu'il évolue : dans les meilleurs des cas, l'approfondissement des sentiments, le constat de leur durée permettent de résorber l'angoisse, qui s'atténue, ou se déplace ailleurs. L'état amoureux se transforme en autre chose, qui est peut-être l'amour : on s'élève alors au-dessus du relief tourmenté de la passion. Si nous en croyons les sources jusqu'ici consultées, les passions sont donc non seulement condamnables, mais dangereuses pour la paix de l'âme et du coeur. En témoignent les réticences tout spécialement éprouvées à l'égard de la musique, depuis Saint Augustin jusqu'à Freud. d) Passion et déraison musicales Saint Augustin (354-430), grand connaisseur de l'âme humaine, était très lu au XVIIe. Il évoque ainsi l'émotion qu'il ressent en écoutant les chants sacrés : « Le chant de votre Église, ô mon Dieu ! ajoutait une nouvelle douceur à vos hymnes et à vos cantiques ; et je ne saurais exprimer combien j’en étais attendri, ni combien il ne faisait répandre de larmes (...) L'union harmonieuse de tant de voix me rendait plus attentif et plus sensible à vos vérités qui entraient ainsi dans mon coeur avec un nouveau plaisir, et qui le remuaient par le sentiment d'une piété si vive et si tendre, que je ne pouvais retenir mes larmes et que je trouvais une consolation indicible à les laisser couler48 » . Jusqu'ici, tout va bien : l'émotion est au service de la piété. Mais plus loin, Augustin sent bien le danger du pur plaisir esthétique, qui peut ne concerner en rien le sentiment religieux. Dans ce cas, ce plaisir devient péché : « Mais la délectation de ma chair, à laquelle il ne faut pas permettre de briser le nerf de l'esprit, me trompe souvent : le sens49 alors n'accompagne pas la raison en se résignant à rester derrière elle, mais, simplement parce qu'il a mérité d'être admis à cause d'elle, il va jusqu'à prétendre la précéder et la conduire. Voilà comment je pèche en cette matière, sans me rendre compte ; c'est après coup que je me rends compte (...) Je balance entre le péril qu'il y a de rechercher le plaisir, et l'expérience que j'ai faite de l'avantage que l'on reçoit de ces choses, et me sens plus porté, sans néanmoins prononcer sur cela un arrêt irrévocable, à approuver que la coutume de chanter se conserve dans l'Eglise, afin que par le plaisir qui touche l'oreille, l'esprit encore faible s'élève dans le sentiment de la piété. Toutefois, lorsqu'il arrive que le chant me touche davantage que ce que l'on chante, je confesse avoir commis un péché qui mérite châtiment ; et j'aimerais mieux alors ne pas entendre chanter »50. Texte célèbre, écrit au début du Ve siècle après J.-C., qui servit de justification à la méfiance de l'Eglise envers la musique et son pouvoir évocateur51. De plus, au-delà de la seule théologie, il pose le problème de la spécificité du langage musical et de son abstraction par rapport à celui des autres arts. Bossuet (1627-1704) le connaissait certainement. Aussi n’est-on pas surpris de l'argumentation de ses attaques contre la musique de Lully : « [Les airs de Lully], tant répétés dans le monde, ne servent qu'à insinuer les passions les plus décevantes [trompeuses], en les rendant les plus agréables et les plus vives qu'on peut par le charme d'une musique qui ne demeure si facilement imprimée dans la mémoire qu'à cause qu'elle prend d'abord l'oreille et le coeur. Il ne sert à rien de répondre qu'on n’est occupé que du chant et du spectacle, sans songer au sens des paroles ni aux sentiments qu'elles expriment ; car c'est là précisément le danger que, pendant qu'on est enchanté par la douceur de la mélodie ou étourdi par le merveilleux du spectacle, ces sentiments s'insinuent sans qu'on y penser, et plaisent sans être aperçus. Mais il n'est pas nécessaire de donner le secours du chant et de la musique à des inclinations déjà trop puissantes par elles-mêmes »52. [Illustration audiovisuelle : La distinction entre les passions selon Bossuet] Il est intéressant de noter un parallélisme certain avec l'islam. Le Coran contient des versets critiquant les pratiques vocales et musicales (la sourate XX présente d’autre part les poètes comme des menteurs) : -Quatre femmes seront déconsidérées par Dieu le jour de la résurrection : la magicienne, la pleureuse, la chanteuse et l'adultère. -Le Prophète dit : « La fin de ma communauté sera marquée par décroissance, injure et métamorphose ». Quand sera-ce ?, lui demanda t’on. Il répondit : « Quand triompheront les instruments de musique, les esclaves musiciennes et lorsque les jeunes gens trouveront licite le vin ».53 Par ailleurs,des hadith (paroles attribuées au Prophète) condamnent la musique, dénonçant même son origine satanique (Satan fut le premier qui se lamenta et chanta). Mais d'autres hadith la légitiment au contraire, pourvu qu'elle reste au service de la foi. Cependant, à des degrés divers, les quatre rites orthodoxes de l'islam s'opposent à la musique : contrairement à l'Eglise chrétienne, il n’admettent pas que la musique puisse éventuellement servir d'adjuvant à la foi. En revanche, les soufis, mystiques musulmans, l'emploient dans leur recherche de la transe. Mais elle est ici sanctifiée par le but auquel elle concourt54. Un demi-siècle plus tard, Diderot (1713-1784) soulignera toujours la puissance émotionnelle de la musique : «... Le plus beau morceau de symphonie ne ferait pas un grand effet si le plaisir infaillible et subi de la sensation pure et simple n'était infiniment au-dessus de celui d'une expression souvent équivoque... Comment se fait-il donc que des trois arts imitateurs de la Nature, celui dont l'expression est la plus arbitraire et la moins précise parle le plus fortement à l’âme ? »55. Beaucoup plus tard, et de manière abrupte, Freud se détournera de la musique, alors qu'il possédait une solide culture artistique56. Son fils rapporte qu'il interdisait qu'on joue d’aucun instrument dans son appartement. Ernest Jones, son disciple et biographe, raconte qu'il se bouchait les oreilles lorsque dans un restaurant où il s'était assis, un orchestre commençait à jouer. Dans une lettre écrite en 1928, il affirme n'avoir « aucun sens musical ». Précision intéressante, s'il n'aimait pas la musique instrumentale, l'inventeur de la psychanalyse lui préférait le chant : il aimait et connaissait les opéras de Mozart et de Wagner, recommandant même à un patient d'aller écouter Don Juan. Quelles sont les raisons de cette attitude ? Car raisons il y a, et pas seulement une absence d'attirance. La psychanalyste Marie-France Castarède fait remarquer qu'il était le fils aîné d'une mère très musicienne et que, sans doute, la musique réveillait en lui des affects trop intenses liés aux souvenirs du lien maternel57. En tout cas, Freud veut non seulement sentir, mais surtout comprendre. Il s'en explique d'ailleurs dès 1914 : « J'ai souvent remarqué que le contenu d'une oeuvre d'art m’attire plus fortement que ses qualités formelles et techniques, auxquelles pourtant l'artiste accorde une valeur prioritaire. On peut dire que pour bien des moyens et maints effets de l'art, l'intelligence adéquate me fait au fond défaut » 58. Ce qui explique sa préférence pour le chant et l'opéra, où la musique exprime un texte, le plus souvent, au moins pour l'opéra, chargé de passions telles que l'amour, le chagrin, la colère, la haine, le pouvoir59... La même année, dans une correspondance, il précise que le sens doit l'emporter sur le plaisir, rejoignant ainsi saint Augustin : « Le sens leur importe peu à ces gens-là, ils ne se soucient que de la ligne, de la forme, de l'harmonie du dessin. Ils s'abandonnent au principe de plaisir »60. Dans le liminaire de son étude sur le Moïse de Michel-Ange, il postule dans le même sens que l'émotion n'est admissible pour lui que dans la mesure où il peut l'expliquer : « Une disposition rationaliste ou peut-être analytique, lutte en moi contre l'émotion quand je ne puis savoir pourquoi je suis ému, ni ce qui m’étreint »61. Une telle attitude peut choquer, on peut brocarder le rationalisme dont elle procède. Il reste que non seulement l'Eglise, mais aussi les pouvoirs autoritaires , ont toujours considéré que les activités musicales devaient être contrôlées62. Platon affirme déjà dans Les lois que la seule musique acceptable est celle qui n'est pas contraire aux lois de l'Etat : le plaisir qu'elle produit doit être surveillé, sous peine de corrompre la jeunesse. Dans La République et le Gorgias, il condamne l'utilisation des arts aux seules fins du plaisir. Napoléon affirmait que la musique était celui de tous les beaux-arts qui avait « le plus d'influence sur les passions ». Les nazis classèrent la musique dodécaphonique dans « l'art dégénéré », et donc interdit. Plus près de nous, les talibans interdirent la musique (ainsi que le rire). Non seulement par fanatisme, mais pour affirmer l'exclusivité du pouvoir créateur de Dieu, dans la mesure où l'artiste est potentiellement démiurge. Autant de preuves a contrario de la puissance de la musique sur le monde des émotions... et donc des passions. Heureusement, nous pouvons aujourd'hui mieux discerner que Saint-Augustin et Diderot les voies et les raisons de cette puissance, grâce à la psychanalyse et à la neurologie. La musique est plus proche que les autres arts de la source intime de nos affects, parce que justement, elle ne représente rien. Comme l'écrit la psychanalyste Marie-France Castarède : « De tous les arts, elle est celui qui nous rattache le plus au monde originaire de nos désirs, désirs de vie et d'amour, d'une part, désirs de mort et de destruction, d'autre part. La musique nous convoque tout particulièrement à l'écoute des relations entre la vie et la mort. A travers la musique, c’est le mouvement pulsionnel, dans sa décharge énergétique, qui est ressenti (...) La musique constitue une sublimation de l'énergétique pulsionnelle pour l'auditeur, et, à un degré supérieur, pour l'interprète »63. Claude Levi- Strauss l'avait d'ailleurs déjà remarqué : « Sans doute la musique parle-t- elle aussi, mais ce ne peut être qu’en raison de son rapport négatif à la langue et parce que, se séparant d'elle, la musique a conservé l'empreinte en creux de sa structure formelle et de sa fonction sémiotique : il ne saurait y avoir de musique sans langage qui lui préexiste et dont elle continue de dépendre, si l'on peut dire, comme une appartenance privative. La musique, c'est le langage moins le sens ; dès lors on comprend que l'auditeur, qui est d'abord un sujet parlant, se sente irrésistiblement poussé à suppléer ce sens absent comme l'amputé attribuant aux membres disparus des sensations qu'il éprouve et qui ont leur siège dans le moignon »64. Bien entendu, la musique peut exprimer : tout mélomane le sait bien. Mais elle fait d'une manière particulière. Quand elle sert de support à un texte (musique sacrée, opéra) ou à un argument (musique à programme), elle le fait directement. Mais dans les autres cas, son action emprunte d'autres chemins, moins tracés, mais qui ne sont pas moins directs. Cette indétermination a pour conséquence une grande malléabilité de la musique. Il est arrivé à Bach de réutiliser à des fins religieuses une musique d'abord composée dans un contexte profane ; il s'est en revanche interdit le trajet inverse, non pour des raisons techniques, mais en raison de ses convictions religieuses. Plus près de nous, Prokofiev répondait ironiquement à ses censeurs qui lui reprochaient de programmer un morceau de Beethoven dédié à la divinité : « Si vous préférez, je peux écrire : A la construction du tramway de Bakou... ». Cette spécificité du langage musical expliquerait, entre autres, l'évolution du dilemme posé à l'opéra entre la musique et la parole. Nous savons que la parole fut d'abord considérée comme première. Puis ce rapport s’inversa dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, signe de l'actualisation de la prééminence archaïque de la référence à la mère. Au début de l'existence, le nourrisson perçoit d'abord comme une musique intemporelle la voix de sa mère. Puis l'apprentissage du langage introduit le symbolique, forçant le petit être à renoncer à cette jouissance. En même temps, ce nouveau type de discours, immergé dans la temporalité, est rapporté à la loi paternelle. Mais le chant, notamment à l'opéra, opère miraculeusement un retour aux origines du psychisme, d'où les manifestations émotives qui peuvent l’accompagner65. Le chant dans ce qu’il a de musical, qui peut l’éloigner des paroles. Ce qui explique notamment qu’aujourd'hui un incroyant puisse écouter avec émotion les Passions de Bach, même si ce dernier aurait considéré cet éloignement comme un profond contresens, et même un blasphème. C'est également dans ce mécanisme qu'il faut chercher les causes de la difficulté qu'éprouve aujourd'hui l'auditeur à goûter les récitatifs et la discontinuité des consonnes, alors que les arias, reposant sur la continuité des voyelles, le séduisent plus facilement66. Enfin, dans le genre populaire des chansons d'amour, ne sommes-nous pas aujourd'hui prioritairement sensibles à la musique,au point qu'une mélodie agréable peut estomper la banalité de certaines rengaines ? Comme l'écrit joliment Marie-France Castarède, le chant opère à la manière des caresses qu’échangent les amants. Le contact ainsi réalisé repose non sur la connaissance, mais sur l'identité du sentir. La passion amoureuse partage cette cette « sensorialité paroxystique »67 avec les possibilités expressive des arts, tout spécialement de la musique, ce qui explique qu'elle inspire si souvent les artistes. Pour l'anthropologue C. Lévi-Strauss, la musique et l'opéra prennent au XVIIe siècle le relais de la pensée mythique. La philosophie de Descartes détermine une fracture entre la raison et la sensibilité, deux démarches que le mythe conjoignait, expliquant par un même récit des mécanismes que nous distinguons : par exemple le fait que certains conjoints soient recommandés et qu'il existe telle distance entre la Terre et la lune. Pour Lévi-Strauss, la musique religieuse et l'opéra englobent de nouveau ce que la pensée moderne a séparé : « L'opéra, c'est la musique réalisée sous sa forme la plus haute, la plus complète, la plus totale ; on retrouve là ce que l'humanité a si longtemps demandé au mythe : donner des explications ou des expressions totales qui se situent simultanément à plusieurs niveaux »68. À sa manière, la neurologie le confirme69. D'une part, le sens auditif est le plus précocement développé. D’autre part, comme toutes les activités artistiques, la musique ne sollicite pas un point déterminé du cerveau, mais en coordonne plusieurs zones. Cependant, le cerveau droit, prioritaire dans l'expression des émotions, paraît particulièrement concerné, dans la mesure où la musique possède un langage d'ordre essentiellement émotionnel, au point que l'autonomie entre le signifiant et de signifié peut être plus grande que dans les autres arts (une musique joyeuse peut exprimer l'allégresse des amoureux, comme, à la rigueur, la victoire du socialisme sur le capitalisme...). La nature non- verbale et affective de la musique est d'ailleurs à la base de la musicothérapie qui, sur le plan mondial, constitue la discipline la plus structurée du mouvement de l'art-thérapie (qui utilise également les arts plastiques, le théâtre, la danse...). Qu'elle soit concrète ou abstraite, la peinture elle, est représentative, dans la mesure où elle offre au regard un contenu bien délimité. On remarquera par ailleurs que de récentes études d'asymétrie fonctionnelle semblent révéler des manières différentes de fonctionnement cérébral suivant le sexe70. Le cerveau gauche est responsable de la plupart des aptitudes linguistiques, alors que le droit intervient essentiellement dans les activité non verbales. Cette distinction est plus marquée chez les hommes, qui spécialisent davantage leur hémisphère gauche. En revanche, s'ils possèdent un talent musical (de compositeurs ou d'instrumentistes), cette latéralisation est moins prononcée, alors qu'elle augmente chez les femmes. Les activités musicales semblent donc inverser la répartition normale des investissements neurologiques. Mais le discours de la neurologie est neutre : il ne peut nous renseigner sur le fait de savoir si les émotions, les passions, sont bonnes ou mauvaises. Jusqu'ici, nous avons envisagé les réponses penchant du second côté. Il convient maintenant d'envisager des avis plus tempérés. Section II : La passion maîtrisée En 1688, Charles Le Brun livre à l'Académie royale de peinture et de sculpture sa définition de la colère, une passion souvent représentée : « La colère est une agitation turbulente que la douleur et la hardiesse excitent dans l'appétit, par laquelle l'âme se retire en elle-même pour s'éloigner de l'injure reçue, et s'élève en même temps contre la cause qui lui fait l'injure, afin de s’en venger ». Tout à son effort de codification des passions, il livre la recette de sa figuration à l'intention des peintres : «... Celui qui ressent cette passion a les yeux rouges et enflammés, la prunelle égarée et étincelante, les sourcils tantôt abattus, tantôt élevés et resserrés l'un contre l'autre, le front paraîtra ridé formant des plis entre les yeux, les narines paraîtront ouvertes et élargies... ». L'opéra, qui est théâtre (Nathalie Dessay, une des meilleures coloratures actuelles, se définit comme : une actrice qui chante), abonde en représentations de la colère. Il associe souvent la fureur des éléments à celle des personnages, l'une soulignant l'autre dans le paroxysme des passions. S'inspirant de l’Eneide de Virgile, Monteclair compose en 1701une cantate, La mort de Didon. À la suite d'un naufrage, Enée est recueilli par Didon, la reine de Carthage. Elle en tombe amoureuse, mais Enée la trahit et repart vers l'Italie, obéissant aux ordres de Jupiter. Furieuse, Didon déchaîne alors la tempête pour l'engloutir : « Tyrans de l'empire de l’onde, Grondez, volez, vents furieux, Élevez les flots jusqu'aux cieux Que tout l'Univers se confonde ». Elle se suicidera de désespoir. [Illustration audiovisuelle : Plainte finale de Didon, dans : Purcell, Didon et Enée (1687), par W.Christie et Les arts florissants :When I am laid in earth, may my wrongs create no trouble in thy breast ;remember me, but ah !Forget my fate.] Ces tableaux donnent lieu aux meilleurs emplois des magiciennes, expertes dans le déclenchement des tempêtes, telle l’Armide de Lully et Quinault, la Circé de Jean-Marie Leclair , la Médée de Pierre Corneille. Ils sont très attendus du public, fort sensible aux effets de machinerie dans l'opéra, à une époque où le cinéma et ses trucages, sans parler des hologrammes, n'existaient pas... [Illustration sonore : -Marin Marais (1656-1728), Tempête, extrait de : Alcyone -audiovisuelle : Vivaldi, Agitata da due venti, extrait de : Griselda] Comment jugerions-nous la colère de l’amante déçue ? Sans doute de façon nuancée. Nous pouvons comprendre sa fureur, la justifier : c'est celle d'une amoureuse abandonnée, comme Ariane à Naxos, qui a inspiré à Racine des vers qui sont -peut-être- les plus beaux de la langue française : |