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Section I : L’équilibre est-il la fin du droit ?Apparemment, oui. Suum cuique tribuere (attribuer à chacun son dû) disaient déjà les sages Romains pour définir le but du droit. Plus près de nous, les jusnaturalistes (les partisans du droit naturel), à la suite d'Aristote et de Saint-Thomas, définissent le droit comme « la juste répartition des biens et des choses entre les membres d'une société déterminée »93, une manière de fixer ce qui revient à chacun. Mais une manière juste, c'est-à-dire ni plus, ni moins que ce qui lui est dû. Tâche qui incombe au législateur et au juge (au juge surtout, d'après les jusnaturalistes). Les positivistes, qui comptent parmi leurs adversaires les plus déterminés, font allusion à une autre sorte d'équilibre, celui qui règne entre les normes emboîtées dans des rapports hiérarchiques . Toute norme tire son caractère contraignant de la norme qui lui est supérieure, d'où l'image d'une pyramide couronnée par la Constitution, et, au-delà, l'hypothétique Norme fondamentale. D'autre part, suivant le principe d'exclusion des contraires, une norme inférieure ne peut s'imposer à une norme supérieure. Cette représentation (construite au début du siècle par Kelsen, le grand juriste autrichien) est aujourd'hui celle de la majorité des constitutionnalistes français. En droit positif, elle semble validée par le fait incontestable résidant, dans les Etats de droit, dans le développement de la justice constitutionnelle : une loi légalement votée, en dépit de son lien avec la souveraineté populaire, peut se voir invalidée parce que jugée non conforme à la Constitution. Comme le fait remarquer D.de Béchillon, on ne conçoit pas dans les pays occidentaux « ... qu'un système juridique ne soit d'abord et avant tout composé par l'image d'une hiérarchie de normes, chaque règle ayant à se conformer à l'ensemble des règles « supérieures », celles-ci gouvernant par ailleurs la formation de celles-là »94. On le voit, la notion d'équilibre, qu'on le place dans la justice, la mesure des choses ou la hiérarchie paraît centrale au droit, puisqu'on la retrouve dans des écoles opposées95. Plus près de nous, des personnalités indépendantes s'y rattachent aussi. Au début du XXe siècle, le doyen F.Gény (1861-1959) pense que le droit, par essence, exclut «...l’anarchie comme chose essentiellement contraire aux aspirations et nécessités de notre nature »96. Une idée à laquelle souscrirait la plupart de nos contemporains, voyant en l'anarchie une dangereuse rupture d'équilibre. P.Jestaz, un auteur actuel sensible à la démarche de l'anthropologie juridique, voit aussi dans le droit des Etats démocratiques la recherche d'un certain équilibre, dont la forme minimale consiste dans un accord de non- recours à la force brutale97 : l'affrontement n'est pas interdit, mais il doit se faire dans des formes établies, devant le juge. On remarquera aussi que certaines règles le neutralisent, et même l’effacent de la scène judiciaire. Ainsi de la prescription. On peut ne plus être en droit d’intenter une action si on laisse passer certain délais, même si on a des titres juridiquement légitimes à exercer ce recours judiciaire. On postule en effet que l'écoulement du temps peut laisser entendre le peu d'intérêt que le plaignant tardif avait à la mise en oeuvre de son droit ; plus encore que la sanction serait inopérante ou inutile, la situation des parties s'étant modifiée depuis trop longtemps. Ici encore, on cherche à ne pas troubler abusivement un équilibre qui s'est restauré, avec plus ou moins de difficultés. Le motif qui guide le principe d'opportunité des poursuites est voisin : en renonçant à les exercer, le représentant de l'autorité publique ne juge pas que les faits fondant l'action du demandeur sont inexistants, mais que leur insignifiance ne justifie pas la mise en branle de la machine judiciaire. On ne peut attendre du juge qu'il répare tout. La restriction ne concerne pas que le pénal. Un adage bien connu du droit romain dit que le magistrat ne peut donner une action à tout le monde : de minimis non curat praetor. Le principe s’est perpétué. Au civil, l'article 31 du Code de procédure civile de 1975 fait de l'intérêt une condition de l'action en justice. Non pas l'intérêt subjectivement éprouvé par le candidat au procès, mais celui juridiquement signifiant98, qui exige un minimum de sérieux, de raisonnable, autrement dit de dépassionné. Un préjudice anodin99 n’ouvre pas droit à réparation. Le raisonnable ne se confond pas nécessairement avec la modicité de l'objet : en matière immobilière, la jurisprudence a sanctionné des empiétements de quelques centimètres, jugeant que ceux-ci portaient atteinte à des principes importants. D'autre part, il peut varier suivant les moeurs. Un regard impudique (par exemple, celui porté sur une nageuse dans une piscine, il est vrai aux États-Unis) peut ainsi relever ou non du harcèlement sexuel, dont l'obsession rejoint la passion, même si elle est ici considérée comme vicieuse. En revanche, le promeneur qui, sur la plage, effleure (il ne faudrait pas trop insister) du regard les poitrines féminines éventuellement dénudées, ne sera pas sanctionné. Mais quittons ces rives ensoleillées pour revenir aux analyses de P.Jestaz. Dans un autre texte100, il montre bien que pour un juriste, au moins français, le « beau droit » est celui qui fait preuve avant tout d’ élégance, dans la clarté et la précision. Nul doute que dans la Querelle des Bouffons, les juristes auraient été du côté de Rameau, contre Jean-Jacques... Pour illustrer d'un dernier exemple ce mouvement du droit vers l'équilibre, on peut aussi citer la notion de bonnes moeurs. L'article 6 du Code civil interdit les conventions qui dérogeraient aux lois intéressant l'ordre public et les bonnes moeurs. L'art. 1133 prohibe les contrats quand leur cause est illicite, c'est-à-dire contraire aux bonnes moeurs ou à l'ordre public. On a pu ainsi qualifier un contrat d'assurance-vie souscrit par un homme marié en faveur de sa maîtresse dans le dessein de prolonger leur liaison adultère. Les donations qui ont eu « pour cause impulsive et déterminante la formation, le maintien ou la reprise des relations immorales » : en fait, le concubinage, simple ou adultérin. On annulera aussi une « convention de strip-tease » pour exploitation condamnable de la nudité féminine. En droit pénal, les bonnes moeurs ont vu leur champ se restreindre101 : aujourd'hui, elles ont en tant que telles disparu du nouveau Code pénal, mais elles subsistent en filigrane dans les prohibitions contenues par l'article 227-24 du Code pénal nouveau, visant : « le fait soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support un message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine, soit de faire commerce d'un tel message (...) lorsque ce message est susceptible d'être vu ou perçu par un mineur ». En ce qui concerne les adultes, l'interdit est limité à l'oeuvre pédophile (art. 227-23). Quel que soit le jugement que l'on porte sur leur bien-fondé, les bonnes moeurs sont celles de l'individu moyen, dont on attend un comportement-type, supposé sain, devant servir de référence comme le niveau habituel des moeurs actuelles102. Construit en fonction de la normalité, du plus courant, le droit travaillerait donc à rebours des entraînements de la passion103. Pourtant, il lui arrive d'être passionné. Section II : Le droit, passionnément Le droit n'est pas toujours à la traîne des moeurs, comme on le lui reproche souvent. Les révolutionnaires l’ont souvent utilisé pour créer l'homme nouveau. La Révolution française non seulement autorisa le divorce, mais institua celui pour incompatibilité d’humeur, ouvrant une large voie à tous les revirements des passions104, et notamment aux nouvelles amours. Même à notre époque, où l'on médite de supprimer la faute en matière de divorce, on n'a pas marqué pareille audace... D'ailleurs, elle dura peu : en 1804, le Code civil supprima cette cause . Son article 298 prévoyait même que « Dans le cas de divorce admis en justice pour cause d'adultère, l’époux coupable ne pourra jamais se marier avec son complice ». Ce qui sanctionnait la passion, à défaut, sans doute, de l’empêcher... Une autre révolution, la bolchevique, s'attaqua aussi au mariage, avant de valoriser la famille comme instance d’inculcation de l'idéologie communiste. Plus tard, Mao considérera que le droit était superflu (il déclara même ne plus se souvenir de la Constitution, qu'il avait pourtant rédigée), lui préférant le mouvement-les passions ?-des masses populaires (plus prosaïquement, les campagnes de propagande du Parti105). On objectera à juste titre que ces exemples concernent des périodes de l'histoire bien particulières, peu marquées par le souci de ce que nous appelons aujourd'hui la démocratie. Mais il est d'autres manières de se passionner pour le droit106. Comme Jhering (1812-1892) et son Kampf um’s Recht, on peut s’y dévouer par attachement à la justice. Les révolutionnaires français se sont quant à eux distingués par leur passion d'une source du droit : les lois. Parce qu'elles étaient censées jaillir de la volonté populaire, qui sacralisait tout. Il y eut ainsi un club des amoureux de la loi (les nomophiles). Cet amour des lois fut d'ailleurs inscrit en de courtes maximes sur des objets usuels107, comme les assiettes et les plats dits révolutionnaires : on ne les trouve guère plus aujourd'hui que chez les antiquaires, où ils expriment moins l'ardeur que l'exotisme. On peut aussi voir dans le droit le conservatoire d'identités, consubstantielles à l’être, à l'âme d'un peuple : c'était le cas de toute une école de juristes allemands du XIXe, guidée par Savigny ; on retrouve aujourd'hui cette impulsion chez les minorités et peuples autochtones, qui voient dans la reconnaissance d'un droit propre l'expression de leurs particularités culturelles, notamment sur les plans religieux et linguistique. Dans une ambiance quelquefois plus trouble apparaît le passionné des procès : chaque Palais de justice compte des spectateurs habitués, du pénal surtout. Enfin, la passion du droit peut être celle de l'art du juriste : juger, légiférer. Légiférer surtout, une passion bien française. Certainement par attraction de l'histoire. Un souci de clarté, de subdivision, de classification inspira les codes à l'état naissant. Ils y réussirent souvent. La preuve en réside dans la longévité de leurs principes : les codes de la période napoléonienne s'inspirèrent largement de ceux rédigés sous Louis XIV. Le droit romain lui-même dut son succès pendant une très longue période (le droit français ne commença à être enseigné dans les Facultés qu'à la fin du XVIIe siècle) à la perfection de son architecture, qui permit son réemploi longtemps après que l'Empire eût disparu. À l'heure actuelle, il y a toujours une exception française. Non pas que le recours au juge soit ailleurs moins intense. Au contraire, en Allemagne, plus encore aux États-Unis, les prétoires sont engorgés. Mais les Français aiment la loi pour elle-même, la conçoivent moins comme l’effet d'un besoin que la croyance en un principe fondateur, et même salvateur. Tout ne se passe pas pour autant dans les cieux des abstractions où les tréfonds de l'histoire. Le doyen Carbonnier note à juste titre que le discours prononcé à Bayeux (en 1946) par le général De Gaulle, la création de l'ENA étaient les signes annonciateurs de la constitutionnalisation du droit français en une sorte de bulle. Elle explose aujourd'hui «... et c'est ce brouillard qui pénètre tout, nous aveugle, nous rend incapables de concevoir les rapports entre les hommes autrement que comme des rapports de droit (…) si la Vème République, qu'elle penchât à droite ou à gauche, a globalement péché, c'est par trop de droit et par la passion d'y ajouter »108. Pourquoi le péché ? Notamment parce que la passion finit par épuiser son objet, comme il arrive qu'elle excède l’amant dans les rapports amoureux. Les juristes le savent bien, trop de droit conduit à son effacement : l’ineffectivité est la voie par laquelle se rappelle aux nomophiles le principe de réalité109. Ces termes analytiques dessinent une énigme. Nous avons vu que la passion constitue un mécanisme de défense de notre psyché contre l'angoisse. De quelles angoisses les Français entendent-ils se prémunir dans leur passion pour le droit ? La question dépasse notre propos110, mais il est bon de se la poser... Une des réponses consiste probablement dans le sentiment d'isolement croissant propre aux sociétés modernes .S’il choisit de refuser le repli communautaire et ses assurances parfois mortifères, l'individu attend du droit un effet protecteur en même temps que la confirmation ou la création d'un certain nombre de liens. La valorisation actuelle des droits de l'homme participe de ce mouvement. La constitutionnalisation de notre droit positif aussi, dans la mesure où le juge constitutionnel l'évalue en le confrontant à un certain nombre de textes, dont la Déclaration de 1789. Mais bien avant que se manifestent ses possibles dérives, la prise en compte de l'individu, que nous avons vu se manifester dans les arts, a constitué une source fondamentale de progrès pour le droit. Section III : Le droit et la découverte de l'individu Guillaume d’Occam (1285-1349) : ce nom s’impose de manière absolue à qui veut comprendre l'émergence de l’individu dans la pensée occidentale. Il s'agit d'un clerc (un Frère mineur, formé aux écoles d'Oxford), fondateur du nominalisme. En désaccord avec le pape, il trouva refuge auprès de l'Empereur d'Allemagne . Ses idées étaient à vrai dire révolutionnaires. Il enseignait que des affirmations fondamentales comme celle de l'existence de Dieu ou l'immortalité de l’âme ne sont pas démontrables : on accède à Dieu par l'amour et la confiance en sa révélation. D'autre part, seuls existent réellement des être singuliers. Les catégories génériques (le citoyen, le noble, le paysan , etc.) sont des commodités de langage, des noms (d’où le terme de nominalisme) : les universaux n'ont pas d'autre existence que mentale. Ce n'est plus la raison qui gouverne la volonté, mais l'inverse. De cette volonté procède la loi111. Mais de quelle volonté s'agit-il ? Celle de l'individu, du sujet, ce qui est un tournant par rapport à la tradition augustinienne. C'est à partir de l'individu que le droit s'élabore. On passe ainsi d'un droit naturel rattaché à la nature divine (l'ordre des choses voulues par Dieu), comme dans la théorie de Saint-Thomas, à un droit naturel fondé sur la nature humaine. On a qualifié ce processus d’anthropologisation du droit112. De cette révélation naquit la notion de droit subjectif, attaché au sujet113. L'expression ne date que du XIXe siècle. Mais c'est bien à Occam qu'il faut rapporter le concept qu'elle recouvre, qui marque le triomphe du système individualiste. Elle se répandra ensuite dans la Scolastique du bas Moyen- âge, la Renaissance espagnole et, surtout à partir du XVIIe siècle, dans les théories des juristes. Une fois de plus, nous avons du mal à saisir la nouveauté de cette découverte, tant nous sommes habitués à la notion de droits individuels, surtout en France, patrie de la Déclaration de 1789. Mais pendant la majeure partie de notre histoire-et c'est toujours le cas dans nombre de pays à l'heure actuelle-la personne singulière ne se conçoit que dans ses relations avec des communautés qui se chevauchent (la famille, le village, les co-religionnaires, etc.). En droit romain, le terme de droit-ius-est défini comme le caractère du juste (id quod iustum est). C'est-à-dire ce qui doit être attribué à quelqu'un par rapport aux autres. Dans les théories individualistes, le droit est relié par essence à son sujet: même isolé sur une île déserte, ce sujet en est toujours titulaire. C'est la base des droits de l'homme : ils appartiennent à tout homme, par le fait qu'il est homme. Mais l'homme ne vit pas isolé ; et la plupart du temps, au moins pour les modernes, son existence sociale s'inscrit dans le cadre d'une organisation étatique. Aux termes d'un contrat social, il revient à l'Etat de garantir ses droits individuels. C’est, entre autres (par exemple : Grotius (1583-1645),Locke (1632-1704),Kant (1724-1804),Leibniz (1646-1716), la philosophie politique de Hobbes (1588-1679 ) : l'état de nature est la guerre perpétuelle, puisque chacun y est fondamentalement libre. Pour mettre fin à une situation invivable, il faut donc faire garantir ses droits (et du même coup, les limiter) par une autorité supérieure, s'exprimant par la loi114. Pour Locke, l'état de nature est au contraire bénéfique, mais perfectible, d’où encore le contrat social. Mais c'est toujours la volonté individuelle qui fonde la société et l'Etat. Pascal (1623-1662) déduira l'existence de Dieu non du cosmos, mais de la nature humaine, après que Montaigne (1533-1592) se soit penché sur son moi dans les Essais. Descartes (1596-1650), enfin : le cogito prend comme point de départ le sujet, comme la perspective dans la nouvelle peinture, ou la musique alors moderne. Le monde n'est plus donné, révélé, mais construit par le sujet et son activité rationnelle. Franchissons les siècles pour arriver dans nos parages. Au milieu du XIXe, on s'inquiète des excès de l'individualisme. En 1848, la Constitution de la Seconde République énumère les devoirs des citoyens. Au début du siècle suivant, le constitutionnaliste L.Duguit s'emporte contre la notion de droit subjectif et se lance dans une oeuvre de reconstruction du système juridique susceptible de s’en passer. Mais au lendemain du second conflit mondial, la crainte du danger totalitaire-passé et actuel- amène à les valoriser de nouveau, au point qu'on peut y voir un danger de pulvérisation115. D'une part, leur multiplication peut aboutir à mettre l'accent davantage sur la rivalité des passions individuelles que sur les buts collectifs. D'autre part, tout besoin, même légitime, constitue-t-il un droit ? Il faut , pour le satisfaire, un débiteur .Pendant longtemps, non sans naïveté ou mauvaise foi, on a cru que l'Etat pourrait tenir ce rôle ; aujourd'hui qu'il se retire de beaucoup de ses postes habituels, on a du mal à combler les vides... Enfin, il peut arriver que le droit subjectif fasse bon marché de l'existence de l'autre : que dire des projets de divorce sans faute, où l'un des deux époux peut unilatéralement décider de la rupture, sans avoir à lui donner de motif ? La passion, c'est connu, ne souffre pas de limites. Mais le droit ? |