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Daech et les Kurdes, une relation ambivalente L'organisation Etat islamique n'est pas hostile aux Kurdes (15 à 20% de la population turque) en tant que tels. "Pour l'EI, le peuple kurde, en majorité sunnite, a vocation à vivre à l'ombre du Califat proclamé par l'organisation, explique à L'Express Romain Caillet, spécialiste de la mouvance djihadiste. Le groupe, qui compte un certain nombre de Kurdes dans ses rangs, a diffusé des vidéos avec des chants en langue kurde appelant au djihad". A la veille de la bataille de Kobané, il appelait les "frères kurdes" à soutenir son combat. "Le Kurde Saladin, héros des musulmans pour avoir chassé les croisés de Jérusalem au 12e siècle, est une figure respectée des djihadistes", ajoute le chercheur. L'EI a une prétention universaliste et n'est donc pas opposé à une ethnie en tant que telle." Le groupe djihadiste s'en prend régulièrement en revanche aux "apostats du PKK" (parti des Travailleurs du Kurdistan) et à leur branche syrienne, le PYD, ou aux "apostats pershmergas" (les combattants kurdes d'Irak), ceux qui ont 'trahi la cause de l'islam' en tant que marxistes et en tant qu'athées. Comme lors de l'attentat de Suruç, que l'EI n'a pas revendiqué, "peut-être pour éviter de forcer Erdogan à les bombarder", selon Romain Caillet, cet attentat a ciblé une manifestation de la gauche; "il ne frappe pas la clientèle potentielle de Daech, celle des Turcs sunnites conservateurs" constate le chercheur. Tout en punissant les "apostats", l'EI en profiterait pour faire payer à l'Etat turc son revirement: après avoir été une passoire pour les djihadistes et leurs armes, la frontière turque a été refermée sous la pression de ses alliés occidentaux. Daech, qui se pose en défenseur de l'héritage ottoman, juge qu'Erdogan s'est laissé manipuler par l'Otan. Daech sait faire preuve de pragmatisme, puisque qu'avant de s'attaquer aux Kurdes à Kobané, "il avait instauré une collaboration tacite (désormais révolue) avec le PYD en établissant un point de frontière entre les territoires tenus par chacun des deux rivaux, souligne de son côté Matthieu Rey qui enseigne l'histoire du monde arabe au Collège de France". L'inquiétante dérive de l'AKP sur la question kurde Quelques heures après le drame, le président Recep Tayyip Erdogan a qualifié l'attentat d'"attaque haineuse contre notre unité". Mais presque au même moment, le vice-Premier ministre Yalçin Akdogan, et une partie de la presse pro-Erdogan insinuaient que le PKK pouvait être responsable de l'attaque pour en offrir le bénéfice politique au parti HDP, à l'occasion des législatives anticipées du 1er novembre. Le dirigeant du parti pro-kurde HDP, Selahattin Demirtas a, de son côté, accusé le gouvernement de porter la responsabilité morale de cette attaque. L'Etat turc a mené une politique des plus ambigues vis-à-vis des groupes djihadistes. Il a notoirement laissé transiter les djihadistes de l'EI en direction de la Syrie, et s'installer sur le sol turc des cellules dormantes de l'organisation. Il a, en revanche, fermé les frontières aux volontaires kurdes désireux d'aller porter assistance au PYD lors de la bataille de Kobané, à l'automne dernier. Comment est-il possible, s'interroge l'opposition, qu'aucune mesure de sécurité sérieuse n'ait été prise pour ce rassemblement en plein coeur d'Ankara, alors que le HDP et ses sympathisants ont déjà été victimes de deux attentats (celui de Diyarbakir, 4 morts, en juin et celui de Suruç en juillet, 33 morts)? Sans compter les multiples attaques perpétrées par des militants nationalistes contre les bureaux du HDP tout au long de l'été et le harcèlement permanent de ses militants. Collusion antikurde de l'AKP et des nationalistes "Erdogan est responsable du climat antikurde. Il espère ainsi augmenter les violences du PKK afin de récupérer à son profit les voix des ultranationalistes antikurdes", dénonce le politologue Samim Akgönül. De fait, la synthèse entre islamistes de l'AKP et nationalistes est de plus en plus visible. Plusieurs membres de l'AKP ont figuré parmi les assaillants des locaux du HDP. Et la veille de l'attentat, vendredi, le parrain de la mafia Sedat Peker, par le passé proche du parti d'extrême droite MHP, a tenu un meeting en soutien à Erdogan à Rize, ville où le président a passé son enfance. " Nous allons utiliser notre droit à la légitime défense, le sang va couler à flots" a-t-il promis. Contrairement au rassemblement d'Ankara, celui de Rize a été minutieusement protégé, rapporte la correspondante du Monde en Turquie: "chaque manifestant était soigneusement fouillé". De quoi alimenter les craintes de l'opposition quant à une collusion nouvelle entre l'AKP et l'"Etat profond", cette alliance d'intérêts entre services de sécurité, ultranationalistes et mafieux, opposés à l'octroi de davantage de droits aux Kurdes. Autre motif d'inquiétude pour les Kurdes, le rejet par les autorités de la trêve annoncée par le PKK quelques heures après l'attentat. Si les Kurdes sont dans la mire des autorités, c'est parce qu'Erdogan ne pardonne pas au parti issu de leurs rangs, le HDP, d'avoir, lors des dernières législatives en juin, privé l'AKP d'Erdogan de la majorité absolue, indispensable pour son projet de réforme constitutionnelle en vue d'instaurer un régime présidentiel. De manière paradoxale, d'ailleurs, puisqu'en élargissant sa base électorale auprès des libéraux et de la jeunesse urbaine, le HDP est devenu un mouvement turc et non plus seulement le porte-voix de la minorité kurde. http://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/turquie-pourquoi-les-kurdes-sont-ils-cibles-aussi-bien-par-erdogan-que-par-daech_1725020.html http://www.collectifvan.org/article.php?r=4&id=92080 Hakan Günday : “Même devant un tel attentat, la société turque est incapable d'un élan commun” Télérama Juliette Bénabent Publié le 12/10/2015. Mis à jour le 12/10/2015 à 19h24. Après l'attentat du 10 octobre à Ankara et dans l'attente des élections législatives du 1er novembre, l'écrivain Hakan Günday, auteur du récent “Encore”, décrypte les tensions grandissantes en Turquie et évoque la responsabilité des intellectuels. Ils défilaient pour la paix, à Ankara, samedi 10 octobre. Devant la gare centrale de la ville, deux bombes ont explosé, tuant au moins une centaine de personnes, portant à son paroxysme le climat de violence et de chaos dans lequel bascule le pays depuis les élections du 7 juin dernier. Lors de ce scrutin, AKP (Parti de la justice et du développement, fondé par le président Recep Tayyip Erdogan en 2001) avait perdu la majorité absolue, pour la première fois depuis treize ans. Le parti d'opposition HDP (Parti démocratique des peuples), à gauche et pro-kurde – parfois qualifié de « Syriza turc » – avait en effet remporté 13,1% des suffrages, ce qui lui permettait de faire entrer 80 députés au Parlement, menaçant le projet d'Erdogan de modifier les institutions pour présidentialiser le régime turc. Devant l'impossibilité de former un gouvernement de coalition, le pouvoir a organisé des élections législatives anticipées, qui se tiendront le 1er novembre. À deux semaines de ce scrutin, et au lendemain de l'attentat d'Ankara, Hakan Günday, écrivain turc de 39 ans, installé à Istanbul (son dernier roman, Encore, paru en août 2015 aux éditions Galaade, dresse le portrait d'un jeune passeur de migrants) évoque une société turque en plein tumulte. Quelle est l'ambiance à Istanbul depuis samedi ? Celle d'une tragédie. Nous sommes en deuil, sous un choc d'une violence extrême. Mais depuis longtemps, la société turque est tellement divisée qu'elle a perdu ses réflexes normaux. Tout événement est devenu un prétexte pour activer les oppositions, les dissensions, servir les discours politiques. On ne sait plus réagir normalement, c'est-à-dire humainement d'abord, avant la politique. Au lendemain d'une telle tragédie, on attend, on espère un rassemblement, au moins pour quelques jours – comme vous avez su le faire en France après les attentats de janvier. Nous n'en sommes plus capables, nous ne savons plus réfléchir. Etes-vous surpris par ces attentats ? Hélas non, pas vraiment. Avec le chaos syrien et la présence de Daech, on a regardé grandir un monstre et on pouvait s'attendre à ce qu'un jour ou l'autre cela ait des conséquences ici. On est bien sûr choqués, mais au fond on sait que notre société est devenue un espace ouvert pour cette violence. En juin, après les élections législatives, il y a eu des violences graves, qui n'ont pas été vraiment élucidées. Notamment à Diyarbakir (au sud-est du pays, considérée comme la capitale des Kurdes de Turquie), ou à Suruç (un attentat le 20 juillet, attribué à l'Etat islamique, a causé 32 morts parmi des militants pro-kurdes). On sent que l'enquête n'est pas menée à son terme, que justice ne sera pas faite. Nous sommes à un point où personne n'a confiance en personne, où chacun accuse l'autre, où même devant une telle atrocité nous sommes incapables d'un élan commun. C'est exactement le but de ces actes : choquer, diviser, puis devenir invisible et laisser tout le monde se battre. C'est l'environnement idéal pour toutes sortes d'actions violentes. Manifestation et confrontation avec la police après l'attentat d'Ankara. Craignez vous une aggravation des tensions avant les élections législatives anticipées du 1er novembre ? Exagère-t-on quand on dit que le pays est au bord de la guerre civile ? Une telle société de la défiance constitue, c'est certain, un terrain favorable à une guerre civile. Et depuis lontemps, en Turquie, la violence est presqu'un moyen de communication. Avec la violence du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan, guérilla fondée en 1978), et celle de l'Etat, cette réalité existe depuis trente ans. Nous nous sommes habitués à la violence, alors que chaque meurtre devrait être perçu comme le premier meurtre commis au monde. Mais il faut tout de même noter des signes encourageants : certains discours appellent au calme, le HDP demande d'attendre le résultat des élections du 1er novembre, on n'est pas dans un mouvement de vengeance où on appelle tout le monde à descendre dans la rue. Ces élections sont devenues un horizon et c'est bien, c'est ainsi dans une démocratie... Les élections en Turquie sont toujours suspectes, mais elles existent, ce qui est déjà beaucoup par rapport à d'autres pays de la région. Voir le HDP dépasser les 10%, c'est énorme, et c'était inimaginable il y a encore dix ans. On sent bien que toute la violence qui a suivi ce scrutin de juin a quelquechose de plastique, de fabriqué, qu'elle n'est pas naturelle : elle vise à faire disparaître la réussite d'un parti politique civil, ayant un discours pacifiste. S'il réitère son score début novembre, ce sera une confirmation que non seulement les Kurdes mais aussi des Turcs votent pour les droits humains, les droits des minorités. On ne pourra plus revenir en arrière. En tant qu'écrivain, comment voyez-vous la place des intellectuels, du débat, de la critique dans la Turquie d'aujourd'hui ? La polarisation des débats pousse les gens à défendre leur position coûte que coûte, aveuglément, sans plus réfléchir. Ils perdent leur capacité de jugement et deviennent des supporters... Nous devons faire l'effort de rester éveillés, alertes, d'analyser les choses avec une vision humaniste avant d'être politique, pour que notre vie intellectuelle ne ressemble pas à un cercle vicieux. Nous devons rester lucides, parfois se mettre à l'écart de l'actualité qui nous saisit et nous aspire dans son vacuum, questionner notre position et notre responsabilité. Nous sommes un pays qui improvise son existence, qui progresse par à-coups, qui essaie de créer une Turquie diverse. Mais il y a toujours un potentiel d'exploitation de la situation, en un jour on peut voir revenir une semi-dictature, avec une liberté d'expression anéantie, un système de corruption actif, une justice non fonctionnelle... Pour la première fois depuis treize ans, l'AKP n'a pas de majorité absolue. Pour moi, aujourd'hui, Erdogan fait obstacle au progrès et à la construction d'une identité collective et d'une société diverse qui pourra vivre ensemble. Il représente un potentiel de dictature qu'il exercera sans hésiter s'il trouve l'espace pour le faire. S'il en a les moyens, il se conduira comme le propriétaire de la Turquie. Mais des millers de gens luttent ici contre cette volonté, c'est un rapport de force continuel. “On sait tous que cet enfant est allongé sur le sable turc depuis des années” Dans Encore, vous décrivez la Turquie comme « un vieux pont entre l'Orient aux pieds nus et l'Occident bien chaussé », une nation « boulimique et dépressive ». Quels sentiments éprouvez-vous pour votre pays ? Je ne suis jamais tendre dans ma manière de raconter des histoires. Ce qui fonctionne dans les machines – les hommes, les sociétés, les pays – m'intéresse bien moins que ce qui ne fonctionne pas. J'écris sur ce qui me dérange, me choque, sur ce que je ne comprends pas ou me fait peur. Mon lien à la Turquie est comme celui d'un citoyen avec son pays, fait d'amour, de haine, d'angoisse, de colère, de désespoir et d'espoir. J'ai 39 ans et j'ai déjà vu des choses qui auraient pu occuper deux siècles dans l'histoire d'un pays européen ! Je suis au milieu de l'incendie, j'essaie de regarder, d'analyser, la Turquie est en mouvement perpétuel, elle ne cesse de changer, elle cherche son identité entre Proche-Orient et Europe. L'identité turque est comme une boule : elle était compacte, uniforme, dans les années 80 on ne pouvait même pas prononcer le mot « kurde », puis elle a explosé en une inifinité de petites billes qu'il faut aujourd'hui essayer de rassembler de façon démocratique. Cela prendra beaucoup de temps, surtout avec un gouvernement cramponné au pouvoir, qui limite la liberté d'expression et donc les échanges intellectuels... Comment votre dernier livre – votre huitième roman – a-t-il été accueilli en Turquie ? Depuis Ziyan, en 2009, qui parlait du service militaire obligatoire, le cercle des lecteurs s'est élargi. Encore, qui évoque les migrants et notre pays devenu pour eux un couloir, s'est vendu ici à 50 000 exemplaires et on ne m'a pas reproché de donner une vision négative de la Turquie... J'écris parce que c'est le meilleur moyen de réfléchir, pour me donner et donner aux autres un outil pour ouvrir les yeux. Chacun est libre de le faire ou non. Comme on lit le journal en se dépêchant d'expédier les nouvelles de naufrages de réfugiés pour arriver à la page des sports, on peut tous décider que la tragédie reste derrière l'écran de la télévision. Comme lorsqu'on a découvert la photo d'Aylan : on sait tous que cet enfant est allongé sur le sable turc depuis des années... Un roman, ce n'est rien d'autre qu'une histoire cachée entre deux couvertures, et entre deux autres romans sur le rayon d'une librairie. Chacun a le choix d'ouvrir ou pas, de regarder ou de détourner les yeux. Les romanciers, les artistes qui m'ont influencé – comme Céline – sont toujours ceux qui dénoncent. Ceux qui crient pour que je me réveille. http://www.telerama.fr/idees/hakan-gunday-meme-devant-un-tel-attentat-la-societe-turque-est-incapable-d-un-elan-commun,132626.php http://www.collectifvan.org/article.php?r=4&id=92094 Attentat d’Ankara : “il y a eu négligence au niveau de la sécurité” Euronews 12/10 21:38 CET Qui est responsable des deux explosions de samedi en Turquie ? Cet attentat commis en pleine marche pacifiste à Ankara, a fait au moins 97 morts, selon un bilan officiel encore provisoire. Les premières funérailles ont eu lieu ce lundi. Les autorités turques ont désigné le groupe Etat islamique comme le suspect numéro 1. Mais pour l’opposition, le régime en place a sa part de responsabilité. Le gouvernement est ainsi accusé de n’avoir, délibérément, pas assuré la sécurité du rassemblement. Des milliers de personnes étaient venues de tout le pays à l’appel de plusieurs syndicats, d’ONG et de partis politiques favorables à la cause kurde. La manifestation visait à dénoncer la reprise des combats entre l’armée turque et les rebelles kurdes. Cet attentat est le plus meurtrier jamais commis sur le sol turc. Il intervient à trois semaines des élections législatives. Un scrutin qui aura bien lieu – le Premier ministre l’a confirmé ce lundi – et ce, malgré le climat de tensions grandissantes. Les heurts entre militants kurdes et forces de l’ordre ont repris en juillet dernier, après 2 ans et demi de cessez-le-feu. |