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Le droit de famille dans le monde arabe constantes et défis 1993 Sami A. Aldeeb Abu-Sahlieh* www.sami-aldeeb.com saldeeb@bluewin.ch *Dr en droit; diplômé en sciences politiques; collaborateur scientifique responsable du droit arabe et musulman à l'Institut suisse de droit comparé, Lausanne; chargé de cours à l'Institut de droit canonique de l'Université de sciences humaines, Strasbourg. Table des matières 3 Introduction 3 I. Absence d'unité juridique 3 1. Division du système juridique entre les communautés 6 2. Tentatives d'unification 10 II. Inégalité entre l'homme et la femme 10 1. Inégalité dans la conclusion du mariage 17 2. Inégalité dans la dissolution du mariage 20 3. Inégalité dans les effets matériels du mariage 23 III. Inégalité entre musulmans et non-musulmans 24 1. Inégalité en matière de mariage mixte 28 2. Inégalité en matière d'éducation des enfants 30 3. Inégalité en matière de succession et de testament 33 IV. Voix dissidente: Mahmud Muhammad Taha 37 Conclusion Introduction Le monde arabe comprend 22 pays. Le droit de famille de ces pays a trois constantes qui sont autant de défis: absence d'unité juridique, inégalité entre l'homme et la femme et inégalité entre le musulman et le non musulman1. Après l'étude de ces constantes, j'exposerai le point de vue d'un dissident soudanais qui a été pendu avec les applaudissements des principaux responsables religieux du monde arabo-musulman. I. Absence d'unité juridique 1. Division du système juridique entre les communautés Dans les pays arabes vivent une majorité de musulmans, des chrétiens, des juifs et autres petites communautés religieuses. La majorité de ces pays ne dispose pas de code unifié en matière de droit de famille. L'Etat classique en islam n'a pas eu de fonction législative; c'était principalement un collecteur d'impôt. Ainsi, les communautés non-musulmanes ont gardé des prérogatives législatives, voire judiciaires en vertu des accords conclus avec l'autorité politique après les conquêtes islamiques. Cette situation trouve son fondement dans le coran (5:44-48) qui demande aux croyants des trois religions monothéistes de juger d'après ce que Dieu leur a révélé. En ce qui concerne la communauté musulmane, l'Etat n'a fait que superviser la fixation du texte canonique du coran (sous les Califes Omar et Othman). Par contre, les recueils des récits de Mahomet, deuxième source du droit musulman, et les écoles juridiques sont l'oeuvre de privés dont ils portent les noms (Recueil des récits d'Al-Bukhari, Recueil des récits de Muslim, etc.; Ecole d'Abu-Hanifah, Ecole de Malik, etc.). Ceci a donné lieu à des solutions juridiques contradictoires. Au huitième siècle, dans son fameux livre Risalat as-sahabah adressé au Calife Al-Mansour, Abdallah Ibn-Al-Muqaffa (720-756) dénonçait déjà ce système et proposait d'y remédier: Une des questions qui doivent retenir l'attention du Commandeur des croyants ... est le manque d'uniformité, la contradiction qui se fait jour dans les jugements rendus; ces divergences présentent un sérieux caractère de gravité.... A Al-Hira, condamnation à mort et délits sexuels sont considérés comme licites, alors qu'ils sont illicites à Kufa; on constate semblable divergence au coeur même de Koufa, où l'on juge licite dans un quartier ce qui est illicite dans un autre....Si le Commandant des croyants jugeait opportun de donner des ordres afin que ces sentences et ces pratiques judiciaires divergentes lui soient soumises sous la forme d'un dossier, accompagnées des traditions et des solutions analogiques auxquelles se réfère chaque école; si le commandant des Croyants examinait ensuite ces documents et formulait sur chaque affaire l'avis que Dieu lui inspirait, s'il s'en tenait fermement à cette opinion et interdisait aux cadis de s'en écarter, s'il faisait enfin de ces décisions un corpus exhaustif, nous pourrions avoir l'espoir que Dieu transforme ces jugements, où l'erreur se mêle à la vérité, en un code unique et juste2. Ceci cependant ne se réalisa pas; toutefois certains Califes intervinrent pour favoriser une Ecole juridique sur les autres. Le Sultan ottoman Salim I (1512-1520) déclara l'Ecole hanafite comme l'Ecole officielle de l'Empire ottoman en ce qui concerne le droit, laissant aux adeptes des autres Ecoles la liberté de suivre leurs propres Ecoles respectives en matière de culte. L'Ecole hanafite a été exposée dans divers ouvrages qui comportaient des opinions divergeantes. Il fallut attendre 1e XIXème siècle pour voir la première tentative ottomane de codifier et, par conséquent, d'unifier les normes de cette Ecole, dans le code dit Magallat al-ahkam al-adliyyah, élaboré entre 1869 et 1876. Il s'agit d'une sorte de Code civil, qui a cependant omis les questions relatives au statut personnel codifiées seulement en 1917. Ce qu'a dit au 8ème siècle Abdallah Ibn-Al-Muqaffa est encore valable dans certains pays arabes en matière du droit de famille des musulmans et des non-musulmans On peut à cet effet distinguer différentes catégories de pays: - Certains pays ont établi un système unifié, tant législatif que judiciaire, pour tous leurs ressortissants. Ainsi, en Tunisie, depuis 1956, tous les ressortissants tunisiens, quelle que soit leur religion, sont soumis à un code de statut personnel unifié et seuls les tribunaux de l'Etat sont compétents pour rendre la justice3. Ce qui ne signifie pas pour autant que la loi les traite tous sur un pied d'égalité. A titre d'exemple, le non-musulman est toujours interdit d'épouser une musulmane, comme nous le verrons plus tard. - Certains de ces pays ne disposent pas encore de droit de famille codifié pour leurs ressortissants musulmans. Les juges se réfèrent aux ouvrages de droit musulman classique qui comportent des opinions contradictoires. C'est le cas, par exemple, de l'Arabie séoudite, des Emirats arabes unis et du Bahrein. - En Egypte, l'Etat a supprimé toutes les juridictions des communautés religieuses par la loi 642/1955, mais leurs lois sont restées en vigueur. En plus du système législatif musulman, il existe toujours en Egypte plusieurs systèmes chrétiens et juifs (voir plus loin). Concernant la communauté musulmane, au lieu d'avoir un code de famille cohérent, l'Egypte dispose de plusieurs lois incomplètes qui règlent différents aspects. De ce fait, on continue toujours à se référer à l'opinion dominante de l'Ecole hanafite4. Un tel renvoi aux écoles juridiques classiques se retrouve dans tous les codes musulmans en vigueur. Ceci pose des problèmes lorsque le code est minuscule comme celui de l'Algérie, une sorte de résumé. - Dans certains pays arabes, les musulmans sont soumis à des juridictions particulières selon leurs tendances. Ainsi au Liban et au Bahrein, à titre d'exemple, il existe une juridiction pour les sunnites et une autre pour les chiites, chacune ayant ses propres lois non codifiées. - D'autres pays comme le Liban, la Jordanie, la Syrie et l'Irak continuent à reconnaître aussi bien les lois que les juridictions religieuses des communautés musulmanes et non-musulmanes. A notre connaissance, l'Irak présente un cas extrême puisqu'il reconnaît officiellement, en plus des communautés musulmanes sunnites et chiites, 17 groupes religieux non-musulmans5. Signalons aussi que l'accès aux lois de certaines communautés est parfois extrêmement difficile. Les tribunaux publient rarement leurs décisions, ce qui aggrave le problème dans les pays qui ne disposent pas de code comme l'Arabie séoudite. Ajoutons à cela que l'instance de recours pour la communauté catholique est située hors du pays. Ce qui représente une atteinte à la souveraineté nationale. Ce système non-unifié peut être un signe de tolérance. Les communautés chrétiennes d'Egypte ont d'ailleurs protesté lors de la suppression de leurs tribunaux en 19556. Mais ce système comporte aussi des inconvénients. Signalons ici les raisons invoquées par l'Egypte pour la suppression des tribunaux religieux: - se conformer aux règles du droit public sur la souveraineté de l'Etat dans le domaine législatif et judiciaire; - Mettre fin à l'anarchie qui règne à cause de la multiplicité des juridictions - Mettre fin aux plaintes relatives à l'entassement des sentences contradictoires7. Ce système est anarchique -le mot est utilisé par le législateur égyptien. Il crée des frictions et des cloisonnements sociaux qui ne sont pas sans danger pour la solidité et la cohésion de la société, notamment en raison de l'absence de lien de sang entre les membres de ses communautés8. Les législateurs arabes essayent d'y remédier. Nous nous limitons ici à deux tentatives d'unification. 2. Tentatives d'unification A. Tentatives d'unification en Egypte Il existe en Egypte certaines normes de droit de famille d'origine musulmane applicables à tous les ressortissants égyptiens, quelle que soit leur religion: - la loi 119/1952 et les articles 29-51 et 109-119 du Code civil de 1949 relatifs à la capacité, à la tutelle, à la curatelle et à l'interdiction; - La loi 77/1943 sur la succession ab intestat; - La loi 71/1946 sur la succession testamentaire; - Les articles 486 à 504 du Code civil relatifs à la donation. Les autres domaines du droit de famille sont régis par les lois propres aux 15 différentes communautés religieuses: une musulmane, quatre orthodoxes (coptes, grecs, arméniens et syriens), sept catholiques (coptes, grecs, arméniens, syriens, maronites, chaldéens et latins), une protestante (en plusieurs groupes) et deux juives (karaïtes et rabbinites). Ce manque d'unité se constate dans les dispositions légales concernant les musulmans; ceux-ci sont régis par des lois disparates, incohérentes et pleines de lacunes comblées par le code officieux de Qadri Pacha de 1875. Le désir d'unifier le droit de famille fut manifesté à plusieurs reprises. Déjà lors des travaux de la constitution de 1923, Abdel-Hamid Badawi dit: Je souhaite de voir le jour où tous nos actes, même le mariage, le divorce et tout ce qui touche au statut personnel, seront régis par un seul système pour que nous vivions tous une vie civile bien organisée et bien normalisée... Nous voulons une politique nationale pure qui ne s'attarde pas dans sa noble voie à des religions et des sectes mais qui se dirige toujours vers l'intérêt de la patrie9. Le Professeur Abu-Haïf écrit en 1927: L'évolution va à grands pas vers la compilation de toutes les lois religieuses appliquées dans n'importe quel pays pour en faire une loi unique qui soit une loi nationale pour tous, applicable à tous ceux qui vivent dans le cadre du même pays... L'évolution va dans cette voie malgré la croyance des individus et le souhait des communautés religieuses10. En 1936, le gouvernement chargea une commission pour l'unification de la législation du statut personnel des non-musulmans. Mais les autorités religieuses chrétiennes refusèrent cette proposition. Il en fut de même en 1944. En 1955, les tribunaux religieux furent supprimés par la loi 462/1955. Après la déclaration de l'union entre l'Egypte et la Syrie en février 1958, deux commissions ont été formées pour établir deux projets de statut personnel, l'un pour les musulmans, l'autre pour les non-musulmans. Ce travail fut repris comme base des deux projets qui dorment dans les archives du Ministère de la Justice. Le premier, 476 articles, intitulé Projet de droit de famille, codifie les normes du droit musulman en se basant sur des écoles sunnites et non-sunnites. Il couvre le mariage, la tutelle et la succession (testamentaire et ab intestat) et comporte des dispositions qui discriminent les non-musulmans et les apostats. Le deuxième projet, 70 articles, intitulé Dispositions régissant le mariage des non-musulmans, se base sur les sources des communautés égyptiennes chrétiennes et juives, et les lois de la Grèce (Etat orthodoxe), de la France et de l'Italie (Etats catholiques) et de la Suisse (Etat à majorité protestante). La commission qui a établi ce projet était composée à moitié de chrétiens et à moitié de musulmans, alors que la commission du premier projet était composée exclusivement de musulmans. Ce projet couvre seulement le mariage; pour les autres domaines de statut personnel, les non-musulmans restent soumis aux normes du premier projet. Les auteurs musulmans critiquent l'existence de deux projets distincts et réclament une seule loi. Mais acceptent-ils d'unifier les normes de l'islam de façon qu'il n'y ait pas de discrimination entre musulmans et non-musulmans en ce qui concerne le mariage, la succession, le témoignage, etc? Le Professeur Ahmad Salamah m'a dit qu'il fallait maintenir ces normes basées sur le coran. Ce que cherchent les auteurs musulmans, donc, c'est la soumission des non-musulmans à toutes les normes islamiques en matière de statut personnel, tout en maintenant le dualisme au sein du système islamique avec ses normes propres aux musulmans et d'autres, discriminatoires, propres aux non-musulmans: chrétiens, juifs, apostats, athées. Cette position ambiguë des auteurs musulmans explique la position réservée de certains auteurs chrétiens égyptiens. Le Professeur Tnago de l'Université d'Alexandrie écrit: Est-ce que la société égyptienne a atteint le niveau dans lequel il est possible d'établir des normes touchant la famille inspirées par la raison et l'expérience, même si cela constitue un dépassement de certaines normes religieuses? Si la réponse est négative, l'unification n'est plus convenable et il faut laisser à chaque communauté le droit d'être régie par sa propre loi. Freig, professeur de statut personnel au Séminaire copte catholique du Caire, écrit: Notre conviction personnelle est que, si l'on veut réellement unifier les dispositions de statut personnel, on doit entreprendre une unification générale. Il ne s'agit pas en effet d'élaborer un code particulier aux non-musulmans, à côté d'un autre code particulier aux musulmans. Tous les Egyptiens devraient avoir le même code qui serait vraiment civil, c-à-d. fondé non point sur des dispositions spécifiquement religieuses qu'elles soient musulmanes, chrétiennes ou judaïques, mais sur un ensemble de valeurs familiales communes que la société égyptienne contemporaine serait décidée à promouvoir dans un esprit de large tolérance11. Les deux projets susmentionnés ne sont jamais entrés en vigueur. Ce qui signifie le maintien d'une situation perpétuellement en conflit entre les différentes communautés religieuses égyptiennes au désavantage des communautés chrétiennes. Selon la loi égyptienne 462/1955, si les deux conjoints chrétiens appartiennent à deux communautés différentes, le juge doit appliquer le droit musulman. Ainsi, la répudiation est admise dans ce cas. Plus grave encore, certains juges accordent au chrétien le droit de contracter mariage avec plusieurs femmes du moment qu'il épouse une femme d'une autre communauté (chrétienne) que la sienne. Le problème du changement de communauté religieuse est aussi très fréquent; on y recourt pour bénéficier de l'application du droit musulman notamment en matière de dissolution du mariage chrétien12. Cette situation a poussé les communautés orthodoxes, catholiques et protestantes d'Egypte à élaborer en 1978 un projet commun de 146 articles. En sont exclus les adventistes et les témoins de Jéhovah qui ne sont pas reconnus en Egypte. Ce projet prévoit des dispositions particulières pour les catholiques (art. 111) et maintient l'application des dispositions de la communauté qui a célébré le mariage dans les domaines qui n'y sont pas prévus (art. 143). Présenté au gouvernement, ce projet n'a jamais été promulgué. Au mois de février 1988, le Pape Shenouda m'a dit qu'il est fier d'avoir pu réunir toutes les communautés chrétiennes autour de ce projet. Il ajouta qu'il n'est pas question d'interpeller le gouvernement égyptien pour sa promulgation. Une telle interpellation relancerait la polémique concernant la demande des islamistes qui voudraient voir entrer en vigueur les projets de lois islamiques de 198213. |