De la démocratie en amérique II







titreDe la démocratie en amérique II
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Alexis de Tocqueville (1840)


DE LA DÉMOCRATIE
EN AMÉRIQUE II



Première et deuxième parties




De Tocqueville, Alexis (1805-1859)
De la démocratie en Amérique II (1840)
Première et deuxième partie.


Une édition électronique réalisée à partir de la 13e édition parue du vivant d’Alexis de Tocqueville du livre d’Alexis de Tocqueville (1840), Démocratie en Amérique II.

Table des matières


DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE II
Avertissement par Alexis de Tocqueville

Première partie: Influence de la démocratie sur le mouvement intellectuel aux États-Unis
Chapitre I: De la méthode philosophique des Américains

Chapitre II: De la source principale des croyances chez les peuples démocratiques

Chapitre III: Pourquoi les Américains montrent plus d'aptitude et de goût pour les idées générales que leurs pères les Anglais

Chapitre IV: Pourquoi les Américains n'ont jamais été aussi passionnés que les Français pour les idées générales en matière politique

Chapitre V: Comment, aux États-Unis, la religion sait se servir des instincts démocratiques

Chapitre VI: Du progrès du catholicisme aux États-Unis

Chapitre VII: Ce qui fait pencher l'esprit des peuples démocratiques vers le panthéisme

Chapitre VIII: Comment l'égalité suggère aux Américains l'idée de la perfectibilité indéfinie de l'homme

Chapitre IX: Comment l'exemple des Américains ne prouve point qu'un peuple démocratique ne saurait avoir de l'aptitude et du goût pour les sciences, la littérature et les arts

Chapitre X: Pourquoi les Américains s'attachent plutôt à la pratique des sciences qu'à la théorie

Chapitre XI: Dans quel esprit les Américains cultivent les arts

Chapitre XII: Pourquoi les Américains élèvent en même temps de si petits et de si grands monuments

Chapitre XIII: Physionomie littéraire des siècles démocratiques

Chapitre XIV: De l'industrie littéraire

Chapitre XV: Pourquoi l'étude de la littérature grecque et latine est particulièrement utile dans les sociétés démocratiques

Chapitre XVI: Comment la démocratie américaine a modifié la langue anglaise

Chapitre XVII: De quelques sources de poésie chez les nations démocratiques

Chapitre XVIII: Pourquoi les écrivains et les orateurs américains sont souvent boursouflés

Chapitre XIX: Quelques observations sur le théâtre des peuples démocratiques

Chapitre XX: De quelques tendances particulières aux historiens dans les siècles démocratiques

Chapitre XXI: De l'éloquence parlementaire aux États-Unis

Deuxième partie: Influence de la démocratie sur les sentiments des Américains
Chapitre I: Pourquoi les peuples démocratiques montrent un amour plus ardent et plus durable pour l'égalité que pour la liberté

Chapitre II: De l'individualisme dans les pays démocratiques

Chapitre III: Comment l'individualisme est plus grand au sortir d'une révolution démocratique qu'à une autre époque

Chapitre IV: Comment les Américains combattent l'individualisme par des institutions libres

Chapitre V: De l'usage que les Américains font de l'association dans la vie civile

Chapitre VI: Du rapport des associations et des journaux

Chapitre VII: Rapports des associations civiles et des associations politiques

Chapitre VIII: Comment les Américains combattent l'individualisme par la doctrine de l'intérêt bien entendu

Chapitre IX: Comment les Américains appliquent la doctrine de l'intérêt bien entendu en matière de religion

Chapitre X: Du goût du bien-être matériel en Amérique

Chapitre XI: Des effets particuliers que produit l'amour des jouissances matérielles dans les siècles démocratiques

Chapitre XII: Pourquoi les Américains font voir un spiritualisme si exalté

Chapitre XIII: Pourquoi les Américains se montrent si inquiets au milieu de leur bien-être

Chapitre XIV : Comment le goût des jouissances matérielles s’unit, chez les Américains, à l'amour de la liberté et au soin des affaires publiques

Chapitre XV: Comment les croyances religieuses détournent de temps en temps l'âme des Américains vers les jouissances immatérielles

Chapitre XVI: Comment l'amour excessif du bien-être peut nuire au bien-être

Chapitre XVII: Comment dans les temps d'égalité et de doute il importe de reculer l'objet des actions humaines

Chapitre XVIII: Pourquoi chez les Américains toutes les professions honnêtes sont réputées honorables

Chapitre XIX: Ce qui fait pencher presque tous les Américains vers les professions industrielles

Chapitre XX: Comment l'aristocratie pourrait sortir de l'industrie

Troisième partie : Influence de la démocratie sur les mœurs proprement dites
Chapitre I: Comment les mœurs s'adoucissent à mesure que les conditions s'égalisent

Chapitre II: Comment la démocratie rend les rapports habituels des Américains plus simples et plus aisés

Chapitre III: Pourquoi les Américains ont si peu de susceptibilité dans leur pays et se montrent si susceptibles dans le nôtre

Chapitre IV: Conséquences des trois chapitres précédents

Chapitre V: Comment la démocratie modifie les rapports du serviteur et du maître

Chapitre VI: Comment les institutions et les mœurs démocratiques tendent à élever le prix et à raccourcir la durée des baux

Chapitre VII: Influence de la démocratie sur les salaires

Chapitre VIII: Influence de la démocratie sur la famille

Chapitre IX: Éducation des jeunes filles aux États-Unis

Chapitre X: Comment la jeune fille se retrouve sous les traits de l'épouse

Chapitre XI: Comment l'égalité des conditions contribue à maintenir les bonnes mœurs en Amérique

Chapitre XII: Comment les Américains comprennent l'égalité de l'homme et de la femme

Chapitre XIII: Comment l'égalité divise naturellement les Américains en une multitude de petites sociétés particulières

Chapitre XIV: Quelques réflexions sur les manières américaines

Chapitre XV: De la gravité des Américains et pourquoi elle ne les empêche pas de faire souvent des choses inconsidérées

Chapitre XVI: Pourquoi la vanité nationale des Américains est plus inquiète et plus querelleuse que celle des Anglais

Chapitre XVII: Comment l'aspect de la société, aux États-Unis, est tout à la fois agité et monotone

Chapitre XVIII: De l'honneur aux États-Unis et dans les sociétés démocratiques

Chapitre XIX: Pourquoi on trouve aux États-Unis tant d'ambitieux et si peu de grandes ambitions

Chapitre XX: De l'industrie des places chez certaines nations démocratiques

Chapitre XXI: Pourquoi les grandes révolutions deviendront rares

Chapitre XXII: Pourquoi les peuples démocratiques désirent naturellement la paix, et les armées démocratiques naturellement la guerre

Chapitre XXIII: Quelle est, dans les armées démocratiques, la classe la plus guerrière et la plus révolutionnaire

Chapitre XXIV: Ce qui rend les armées démocratiques plus faibles que les autres armées en entrant en campagne et plus redoutables quand la guerre se prolonge

Chapitre XXV: De la discipline dans les armées démocratiques

Chapitre XXVI: Quelques considérations sur la guerre dans les sociétés démocratiques
Quatrième partie: De l'influence qu'exercent les idées et les sentiments démocratiques sur la société politique
Chapitre I: L'égalité donne naturellement aux hommes le goût des institutions libres

Chapitre II: Que les idées des peuples démocratiques en matière de gouvernement sont naturellement favorables à la concentration des pouvoirs

Chapitre III: Que les sentiments des peuples démocratiques sont d'accord avec leurs idées pour les porter à concentrer le pouvoir

Chapitre IV: De quelques causes particulières et accidentelles qui achèvent de porter un peuple démocratique à centraliser le pouvoir ou qui l'en détournent

Chapitre V: Que parmi les nations européennes de nos jours le pouvoir souverain s'accroît, quoique les souverains soient moins §tables

Chapitre VI: Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre

Chapitre VII: Suite des chapitres précédents

Chapitre VIII: Vue générale du sujet

DE LA DÉMOCRATIE

EN AMÉRIQUE
II


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AVERTISSEMENT

par Alexis de Tocqueville

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Les Américains ont un état social démocratique qui leur a naturellement suggéré de certaines lois et de certaines mœurs politiques.
Ce même état social a, de plus, fait naître, parmi eux, une multitude de sentiments et d'opinions qui étaient inconnus dans les vieilles sociétés aristocratiques de l'Europe. Il a détruit ou modifié des rapports qui existaient jadis, et en a établi de nouveaux. L'aspect de a société civile ne s'est pas trouvé moins changé que a physionomie du monde politique.
J'ai traité le premier sujet dans l'ouvrage publié par moi il y a cinq ans, sur la démocratie américaine. Le second fait l'objet du présent livre. Ces deux parties se complètent l'une par l'autre et ne forment qu'une seule oeuvre.
Il faut que, sur-le-champ, je prévienne le lecteur contre une erreur qui me serait fort préjudiciable.
En me voyant attribuer tant d'effets divers à l'égalité, il pourrait en conclure que je considère l'égalité comme la cause unique de tout ce qui arrive de nos jours. Ce serait me supposer une vue bien étroite.
Il y a, de notre temps, une foule d'opinions, de sentiments, d'instincts, qui ont dû la naissance à des faits étrangers ou même contraires à l'égalité. C'est ainsi que, si je prenais les États-Unis pour exemple, je prouverais aisément que la nature du pays, l'origine de ses habitants, la religion des premiers fondateurs, leurs lumières acquises, leurs habitudes antérieures, ont exercé et exercent encore, indépendamment de la démocratie, une immense influence sur leur manière de penser et de sentir. Des causes différentes, mais aussi distinctes du fait de l'égalité, se rencontreraient en Europe et expliqueraient une grande partie de ce qui s'y passe.
Je reconnais l'existence de toutes ces différentes causes et leur puissance, mais mon sujet n'est point d'en parler. Je n'ai pas entrepris de montrer la raison de tous nos penchants et de toutes nos idées; j'ai seulement voulu faire voir en quelle partie l'égalité avait modifié les uns et les autres.
On s'étonnera peut-être qu'étant fermement de cette opinion que la révolution démocratique dont nous sommes témoins est un fait irrésistible contre lequel il ne serait ni désirable ni sage de lutter, il me soit arrivé souvent, dans ce livre, d'adresser des paroles si sévères aux sociétés démocratiques que cette révolution a créées.
Je répondrai simplement que c'est parce que je n'étais point un adversaire de la démocratie que j'ai voulu être sincère envers elle.
Les hommes ne reçoivent point la vérité de leurs ennemis, et leurs amis ne la leur offrent guère; c'est pour cela que je l'ai dite.
J'ai pensé que beaucoup se chargeraient d'annoncer les biens nouveaux que l'égalité promet aux hommes, mais que peu oseraient signaler de loin les périls dont elle les menace. C'est donc principalement vers ces périls que j'ai dirigé mes regards, et, ayant cru les découvrir clairement, je n'ai pas eu la lâcheté de les taire.
J'espère qu'on retrouvera dans ce second ouvrage l'impartialité qu'on a paru remarquer dans le premier. Placé au milieu des opinions contradictoires qui nous divisent, j'ai tâché de détruire momentanément dans mon cœur les sympathies favorables ou les instincts contraires que m'inspire chacune d'elles. Si ceux qui liront mon livre y rencontrent une seule phrase dont l'objet soit de flatter l'un des grands partis qui ont agité notre pays, ou l'une des petites factions qui, de nos jours, le tracassent et l'énervent, que ces lecteurs élèvent la voix et m'accusent.
Le sujet que j'ai voulu embrasser est immense; car il comprend la plupart des sentiments et des idées que fait naître l'état nouveau du monde. Un tel sujet excède assurément mes forces; en le traitant, je ne suis point parvenu à me satisfaire.
Mais, si je n'ai pu atteindre le but auquel j'ai tendu, les lecteurs me rendront du moins cette justice que j'ai conçu et suivi mon entreprise dans l'esprit qui pouvait me rendre digne d'y réussir.
De la Démocratie en Amérique II

Première partie
INFLUENCE DE LA DÉMOCRATIE

SUR LE MOUVEMENT INTELLECTUEL

AUX ÉTATS-UNIS

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De la Démocratie en Amérique II

Première partie
CHAPITRE I
De la méthode philosophique
des américains


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Je pense qu'il n'y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l'on s'occupe moins de philosophie qu'aux États-Unis.
Les Américains n'ont point d'école philosophique qui leur soit propre, et ils s'inquiètent fort peu de toutes celles qui divisent l'Europe; ils en savent à peine les noms.
Il est facile de voir cependant que presque tous les habitants des États-Unis dirigent leur esprit de la même manière, et le conduisent d'après les mêmes règles; c'est-à-dire qu'ils possèdent, sans qu'ils se soient jamais donné la peine d'en définir les règles, une certaine méthode philosophique qui leur est commune à tous.
Échapper à l'esprit de système, au joug des habitudes, aux maximes de famille, aux opinions de classe, et, jusqu'à un certain point, aux préjugés de nation; ne prendre la tradition que comme un renseignement, et les faits présents que comme une utile étude pour faire autrement et mieux; chercher par soi-même et en soi seul la raison des choses, tendre au résultat sans se laisser enchaîner au moyen, et viser au fond à travers la forme: tels sont les principaux traits qui caractérisent ce que j'appellerai la méthode philosophique des Américains.
Que si je vais plus loin encore, et que, parmi ces traits divers, je cherche le principal et celui qui peut résumer presque tous les autres, je découvre que, dans la plupart des opérations de l'esprit, chaque Américain n'en appelle qu'à l'effort individuel de sa raison.
L'Amérique est donc l'un des pays du monde où l'on étudie le moins et où l'on suit le mieux les préceptes de Descartes. Cela ne doit pas surprendre.
Les Américains ne lisent point les ouvrages de Descartes, parce que leur état social les détourne des études spéculatives, et ils suivent ses maximes parce que ce même état social dispose naturellement leur esprit à les adopter.
Au milieu du mouvement continuel qui règne au sein d'une société démocratique, le lien qui unit les générations entre elles se relâche ou se brise; chacun y perd aisément la trace des idées de ses aïeux, ou ne s'en inquiète guère.
Les hommes qui vivent dans une semblable société ne sauraient non plus puiser leurs croyances dans les opinions de la classe à laquelle ils appartiennent , car il n'y a, pour ainsi dire, plus de classes, et celles qui existent encore sont composées d'éléments si mouvants, que le corps ne saurait jamais y exercer un véritable pouvoir sur ses membres.
Quant à l'action que peut avoir l'intelligence d'un homme sur celle d'un autre, elle est nécessairement fort restreinte dans un pays où les citoyens, devenus à peu près pareils, se voient tous de fort près, et, n'apercevant dans aucun d'entre eux les signes d'une grandeur et d'une supériorité incontestables, sont sans cesse ramenés vers leur propre raison comme vers la source la plus visible et la plus proche de la vérité. Ce n'est pas seulement alors la confiance en tel homme qui est détruite, mais le goût d'en croire un homme quelconque sur parole.
Chacun se renferme donc étroitement en soi-même et prétend de là juger le monde.
L'usage où sont les Américains de ne prendre qu'en eux-mêmes la règle de leur jugement conduit leur esprit à d'autres habitudes.
Comme ils voient qu'ils parviennent à résoudre sans aide toutes les petites difficultés que présente leur vie pratique, ils en concluent aisément que tout dans le monde est explicable, et que rien n'y dépasse les bornes de l'intelligence.
Ainsi, ils nient volontiers ce qu'ils ne peuvent comprendre: cela leur donne peu de foi pour l'extraordinaire et un dégoût presque invincible pour le surnaturel.
Comme c'est à leur propre témoignage qu'ils ont coutume de s'en rapporter, ils aiment à voir très clairement l'objet dont ils s'occupent; ils le débarrassent donc, autant qu'ils le peuvent, de son enveloppe, ils écartent tout ce qui les en sépare et enlèvent tout ce qui le cache aux regards, afin de le voir de plus près et en plein jour. Cette disposition de leur esprit les conduit bientôt à mépriser les formes, qu'ils considèrent comme des voiles inutiles et incommodes placés entre eux et la vérité.
Les Américains n'ont donc pas eu besoin de puiser leur méthode philosophique dans les livres, ils l'ont trouvée en eux-mêmes. J'en dirai autant de ce qui s'est passé en Europe.
Cette même méthode ne s'est établie et vulgarisée en Europe qu'à mesure que les conditions y sont devenues plus égales et les hommes plus semblables.
Considérons un moment l'enchaînement des temps:
Au XVIe siècle, les réformateurs soumettent à la raison individuelle quelques-uns des dogmes de l'ancienne foi; mais ils continuent à lui soustraire la discussion de tous les autres. Au XVIIe, Bacon, dans les sciences naturelles, et Descartes, dans la philosophie proprement dite, abolissent les formules reçues, détruisent l'empire des traditions et renversent l'autorité du maître.
Les philosophes du XVIIIe siècle, généralisant enfin le même principe, entreprennent de soumettre à l'examen individuel de chaque homme l'objet de toutes ses croyances.
Qui ne voit que Luther, Descartes et Voltaire se sont servis de la même méthode, et qu'ils ne diffèrent que dans le plus ou moins grand usage qu'ils ont prétendu qu'on en fit?
D'où vient que les réformateurs se sont si étroitement renfermés dans le cercle des idées religieuses? Pourquoi Descartes, ne voulant se servir de sa méthode qu'en certaines matières, bien qu'il l'eût mise en état de s'appliquer à toutes, a-t-il déclaré qu'il ne fallait juger par soi-même que les choses de philosophie et non de politique? Comment est-il arrivé qu'au XVIIIe siècle, on ait tiré tout à coup de cette même méthode des applications générales que Descartes et ses prédécesseurs n'avaient point aperçues ou s'étaient refusés à découvrir? D'où vient enfin qu'à cette époque la méthode dont nous parlons est soudainement sortie des écoles pour pénétrer dans la société et devenir la règle commune de l'intelligence, et qu'après avoir été populaire chez les Français, elle a été ostensiblement adoptée ou secrètement suivie par tous les peuples de l'Europe ?
La méthode philosophique dont il est question a pu naître au XVIe siècle, se préciser et se généraliser au XVIIe; mais elle ne pouvait être communément adoptée dans aucun des deux. Les lois politiques, l'état social, les habitudes d'esprit qui découlent de ces premières causes, s'y opposaient.
Elle a été découverte à une époque où les hommes commençaient à s'égaliser et à se ressembler. Elle ne pouvait être généralement suivie que dans des siècles où les conditions étaient enfin devenues à peu près pareilles et les hommes presque semblables.
La méthode philosophique du XVIIIe siècle n'est donc pas seulement française, mais démocratique, ce qui explique pourquoi elle a été si facilement admise dans toute l'Europe, dont elle a tant contribué à changer la face. Ce n'est point parce que les Français ont changé leurs anciennes croyances et modifié leurs anciennes mœurs qu'ils ont bouleversé le monde, c'est parce que, les premiers, ils ont généralisé et mis en lumière une méthode philosophique à l'aide de laquelle on pouvait aisément attaquer toutes les choses anciennes et ouvrir la voie à toutes les nouvelles.
Que si maintenant l'on me demande pourquoi, de nos jours, cette même méthode est plus rigoureusement suivie et plus souvent appliquée parmi les Français que chez les Américains, au sein desquels l'égalité est cependant aussi complète et plus ancienne, je répondrai que cela tient en partie à deux circonstances qu'il est d'abord nécessaire de faire comprendre.
C'est la religion qui a donné naissance aux sociétés anglo-américaines : il ne faut jamais l'oublier; aux États-Unis, la religion se confond donc avec toutes les habitudes nationales et tous les sentiments que la patrie fait naître; cela lui donne une force particulière.
À cette raison puissante ajoutez cette autre, qui ne l'est pas moins: en Amérique, la religion s'est, pour ainsi dire, posé elle-même ses limites; l'ordre religieux y est resté entièrement distinct de l'ordre politique, de telle sorte qu'on a pu changer facilement les lois anciennes sans ébranler les anciennes croyances.
Le christianisme a donc conservé un grand empire sur l'esprit des Américains, et, ce que je veux surtout remarquer, il ne règne point seulement comme une philosophie qu'on adopte après examen, mais comme une religion, qu'on croit sans la discuter.
Aux États-Unis, les sectes chrétiennes varient à l'infini et se modifient sans cesse, mais le christianisme lui-même est un fait établi et irrésistible qu'on n'entreprend point d'attaquer ni de défendre.
Les Américains, ayant admis sans examen les principaux dogmes de la religion chrétienne, sont obligés de recevoir de la même manière un grand nombre de vérités morales qui en découlent et qui y tiennent. Cela resserre dans des limites étroites l'action de l'analyse individuelle, et lui soustrait plusieurs des plus importantes opinions humaines.
L'autre circonstance dont j'ai parlé est celle-ci:
Les Américains ont un état social et une constitution démocratiques, mais ils n'ont point eu de révolution démocratique. Ils sont arrivés à peu près tels que nous les voyons sur le sol qu'ils occupent. Cela est très considérable.
Il n'y a pas de révolutions qui ne remuent les anciennes croyances, n'énervent l'autorité et n'obscurcissent les idées communes. Toute révolution a donc plus ou moins pour effet de livrer les hommes à eux-mêmes et d'ouvrir devant l'esprit de chacun d'eux un espace vide et presque sans bornes,
Lorsque les conditions deviennent égales à la suite d'une lutte prolongée entre les différentes classes dont la vieille société était formée, l'envie, la haine et le mépris du voisin, l'orgueil et la confiance exagérée en soi-même, envahissent, pour ainsi dire, le cœur humain et en font quelque temps leur domaine. Ceci, indépendamment de l'égalité, contribue puissamment à diviser les hommes, à faire qu'ils se défient du jugement les uns des autres et qu'ils ne cherchent la lumière qu'en eux seuls.
Chacun entreprend alors de se suffire et met sa gloire à se faire sur toutes choses des croyances qui lui soient propres. Les hommes ne sont plus liés que par des intérêts et non par des idées, et l'on dirait que les opinions humaines ne forment plus qu'une sorte de poussière intellectuelle qui s'agite de tous côtés, sans pouvoir se rassembler et se fixer.
Ainsi, l'indépendance d'esprit que l'égalité suppose n'est jamais si grande et ne paraît si excessive qu'au moment où l'égalité commence à s'établir et durant le pénible travail qui la fonde. On doit donc distinguer avec soin l'espèce de liberté intellectuelle que l'égalité peut donner, de l'anarchie que la révolution amène. Il faut considérer à part chacune de ces deux choses, pour ne pas concevoir des espérances et des craintes exagérées de l'avenir.
Je crois que les hommes qui vivront dans les sociétés nouvelles feront souvent usage de leur raison individuelle; mais je suis loin de croire qu'ils en fassent souvent abus.
Ceci tient à une cause plus généralement applicable à tous les pays démocratiques et qui, à la longue, doit y retenir dans des limites fixes, et quelquefois étroites, l'indépendance individuelle de la pensée.
Je vais la dire dans le chapitre qui suit.
De la Démocratie en Amérique II

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